Sifflets Le bruit strident des sifflets s’entend à des centaines de mètres à la ronde autour de la route d’Esch à la Cloche d’or, lorsque, soudain surgissent, sous la pluie fine et froide d’octobre, une bonne centaine de femmes de ménage (200 selon l’organisateur), qui se sont réunies ce mardi après-midi devant le bâtiment Ariane de la Commission européenne pour protester contre les cadences infernales qu’on leur impose, la réduction du personnel et la dégradation générale des conditions de travail. Vêtues de ponchos en plastique et de casquettes aux couleurs et logos de l’OGBL, elles tambourinent sur des tonneaux en métal pour faire un maximum de boucan. Quelques rares policiers, le regard suspicieux, se sont abrités sous une loge de portier.
Après avoir passé trois quarts d’heure à l’intérieur, en négociation avec des responsables de la Commission européenne au Luxembourg, Estelle Winter, la secrétaire centrale du syndicat nettoyage de l’OGBL est acclamée par ses pairs en ressortant. Elle doit faire taire la foule pour s’expliquer : « Le secteur du nettoyage semble se salir de jour en jour… » (applaudissements). Et de citer les dégradations des conditions de travail dont ont témoigné les agents de nettoyage : travail le soir et la nuit, avec des équipes qui ont été réduites de moitié, des changements de site à la dernière minute (les bureaux de la Commission sont éparpillés sur tout le territoire de la ville), des refus de congés en été et l’obligation de les prendre avant la fin de l’année… « Le patron dit : il faut deux minutes pour faire un bureau, donc il y a des agents qui doivent nettoyer entre 140 et 150 bureaux par soir, plus les toilettes, les cuisines et vingt bureaux à fond… » (sifflements). Comme seule réponse quant à la contestation de ces cadences, on leur a dit qu’avec le matériel moderne mis à leur disposition, le travail se faisait quasi tout seul.
Le patron de ces agents est la société ISS, qui a remporté le marché pour la prestation de service dans les bureaux de la Commission. Mais ISS fait la sourde oreille et a refusé de négocier (« ISS doit arrêter le chantage et les menaces et respecter les conditions de travail », s’énerve la syndicaliste au micro). L’OGBL a donc choisi de s’adresser directement à la Commission européenne. « Nous demandons aux responsables d’assumer vis-à-vis du sous-traitant, de porter plus d’attention au cahier des charges et de ne pas seulement demander le prix le plus bas ! », s’exclame encore Estelle Winter. En coulisses, on apprend que la même Commission avait tenté de faire annuler la manifestation de mardi, craignant pour son image. Alors même qu’elle négocie avec les pays membres de l’introduction de minima sociaux sur le marché du travail, le boucan des femmes de ménage au Luxembourg fait mauvais effet.
Princess problems ? Face à la précarité des femmes de charge, les conditions de travail et les rémunérations des fonctionnaires européens sont autrement plus luxueuses. « Ce n’est pas vrai », s’offusque Annamária Csordás ce lundi, lors d’une conférence de presse au Kirchberg, à laquelle avait invité l’Union syndicale (USL, alliée à l’OGBL), le principal syndicat du service public européen au Luxembourg. Csordás est présidente du Comité local du personnel et se bat contre les idées reçues selon lesquelles tous les fonctionnaires européens seraient des nantis, qui demanderaient tous des augmentations de salaires pour « construire un jacuzzi dans leur villa ». « Nos salaires sont normaux1, explique-t-elle. Nous sommes 10 000 au Luxembourg, à différents niveaux, et en comptant nos familles, cela en fait du monde. Il nous faudrait de la solidarité de la part de la société luxembourgeoise. » La raison de la conférence de presse : les conditions de travail et de vie des employés des différentes institutions européennes se dégradent rapidement, fustige l’USL, ce qui a aussi des implications sur la pérennité du siège des institutions européennes au Luxembourg. Le syndicat a plusieurs fois déjà articulé ses soucis à l’attention des pouvoirs politiques locaux, notamment lors des négociations de coalition pour le gouvernement Bettel/Schneider/Braz II en octobre dernier. Avec l’approche des élections sociales, qui se dérouleront entre octobre 2019 et janvier 2020 dans les différentes institutions européennes, et l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle Commission en novembre, l’USL prend à témoin la société luxembourgeoise.
En cause : la très grande précarisation des salariés des institutions européennes, non seulement au Luxembourg, depuis la réforme du statut remontant à 2004 et qui a introduit des « agents contractuels » et des « agents temporaires ». Bien que hautement formés et spécialisés, ils travaillent souvent pour des rémunérations proches du salaire social minimum luxembourgeois et pour des durées extrêmement brèves. Cela serait particulièrement grave dans les garderies d’enfants, « une jungle sociale » selon l’USL, où il y a cinq ou six statuts différents, dont certains payés sous le SSM (un recours devant les tribunaux est en cours).
« On ne peut pas trop se plaindre, parce que c’est un choix d’accepter un tel contrat », avoue Melania vis-à-vis du Land2. Elle se retrouve au chômage après avoir travaillé depuis 2004 au Luxembourg, comme traductrice sous le statut de l’agent temporaire. Ce statut lui conféra une rémunération comparable à ses collègues fonctionnarisés, mais sans les possibilités d’avancement (contrairement aux agents contractuels, surtout débutants, qui sont engagés avec des salaires beaucoup plus bas). Après douze ans auprès d’une même institution, soit on passe le concours pour devenir fonctionnaire (encore faut-il le réussir et être retenu), soit on cherche ailleurs. Mais à un âge et une expérience certains, comme Melania, cela s’avère difficile. Elle est certes inscrite à l’Adem et passe des formations, mais il est difficile de trouver un poste équivalent à ses compétences et à ses attentes financières. Pourtant, sa vie est maintenant ici, où travaille aussi son mari français.
Désolation « Nous dressons aujourd’hui un bilan désolant de la situation des institutions européennes au Luxembourg3 », affirme le président de l’USL Miguel Vicente Nunez lors de la conférence de presse. Et cela toucherait, au-delà de la précarisation et de l’inégalité du traitement, toutes les catégories de personnels. Nunez avance surtout la perte du pouvoir d’achat, due notamment à la crise du logement. Aujourd’hui déjà, un tiers de personnels habiteraient en France, en Belgique et en Allemagne, étant devenus des travailleurs frontaliers par l’effet centrifuge des prix du foncier. Et il serait désormais extrêmement difficile de trouver encore des fonctionnaires spécialisés prêts à venir s’installer au Grand-Duché, par exemple pour le futur Parquet européen, parce que la qualité de vie serait moindre au Luxembourg.
Pour comprendre cela, il faut encore une fois fouiller dans le règlement sur le statut du fonctionnaire européen, remontant à 1962, mais maintes fois modifié et qui fait aujourd’hui, avec ses annexes, 235 pages. Son article 64 introduit un « coefficient correcteur » aux rémunérations des fonctionnaires, selon les conditions de vie dans les différents lieux d’affectation. Ce coefficient peut réduire le salaire, comme à Sofia (55,2) ou à Varsovie (68,6). Ou il peut l’augmenter d’autant de points, comme à Copenhague (131,9) ou à Londres (134,7). À Bruxelles et à Luxembourg, le salaire est considéré de base, soit à la valeur 1004. L’USL aimerait voir simplement supprimé cet article 64.3. afin que les salaires puissent être ajustés à la hausse du coût de la vie. Le syndicat a calculé que le différentiel de pouvoir d’achat était de -16,8 pour cent à Luxembourg par rapport à Bruxelles en 2018. Une étude réalisée par la société de consultance Airinc pour la Commission européenne et mise à la disposition de la presse lundi, qui prend aussi en compte les prix du logement dans la grande région, en vient toujours à un différentiel de plus de dix pour cent.
Les dirigeants du syndicat voient dans l’absence d’un coefficient correcteur non seulement une discrimination de ceux qui ont accepté de venir travailler au Luxembourg, alors que les centres de décision sont à Bruxelles et à Strasbourg, et qui finissent par avoir moins de revenus disponibles que leurs collègues et à être plus mal logés. Mais ils y voient aussi une discrimination du siège historique au Luxembourg, où le précurseur de l’Union, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), a établi son premier siège en 1952, et qui perdrait constamment en attractivité. Et en influence. « Avec tout ce qu’il investit pour les institutions européennes au Kirchberg, le Luxembourg ne mérite pas ça », estime Vicente Nunez, qui raconte avoir rencontré en la personne du Premier ministre Xavier Bettel (DP) un homme politique très à l’écoute de leurs doléances. « Le Luxembourg devrait frapper du poing sur la table ! », demande le syndicaliste.