Les images insoutenables en provenance de Gaza circulent depuis dix mois. Cette semaine, des balles extraites de crânes d’enfants et ce témoignage d’un chirurgien américain sur CBS affirmant que ces jeunes victimes du conflit sont visées par les snipers de Tsahal. Puis ces corps mutilés par les bombes israéliennes. Ces soins imposés dans des conditions sanitaires déplorables. Ces images insoutenables ont-elles été suffisamment montrées aux dirigeants européens, comme l’ont été celles, tout autant insoutenables, des attaques commises par le Hamas le 7 octobre ?
Réunis lundi matin à Bruxelles, les ministres européens des Affaires étrangères devaient évoquer « l’agression russe en Ukraine » et « la situation au Moyen-Orient ». Devant les micros tendus, chacun a choisi l’actualité de politique internationale qui l’intéressait pour distiller ses éléments de langage. Le Luxembourgeois Xavier Bettel a fustigé le cavalier seul du Hongrois Viktor Orban, président du conseil de l’UE qui a approché les dirigeants américain, chinois et russe afin de stopper la guerre d’Ukraine : Une initiative « unilatérale et isolée qui n’a pas été faite au nom de l’UE ». « Toutes les tentatives de dialogue » avec Vladimir Poutine n’ont « pas été fructueuses », a rappelé Bettel. Lui-même aurait cessé de négocier la paix avec l’autocrate du Kremlin après la découverte des massacres de Boutcha, le 1er avril 2022, soit à peine plus d’un mois après l’invasion russe. Voilà bientôt dix mois que l’armée israélienne martyrise indistinctement la population de la bande de Gaza, portant le décompte humain au-dessus des 39 000 morts et 90 000 blessés, cette semaine, sur 2,3 millions d’habitants. Xavier Bettel privilégie cependant le dialogue avec le gouvernement israélien. Le libéral a informé la semaine passée de son intention de se déplacer à Jérusalem (et Ramallah), une troisième fois depuis son intronisation dans l’ancien palais de justice, en novembre.
Lundi à son arrivée au conseil, la ministre belge Hadja Lahbib a insisté sur le respect du droit international et « sans double standard, en Ukraine et au Proche-Orient ». L’intéressée a surtout invité Israël à se « soumettre » à la décision rendue vendredi par la Cour internationale de justice (CIJ). La ministre allemande, Anna Baerbock, a également parlé de cet avis « disruptif » qui montrerait aussi que « nous avons une responsabilité en tant que communauté internationale ». Vendredi, la plus haute instance juridique de l’Onu a confirmé l’illégalité de l’occupation des Territoires palestiniens par Israël. Depuis 1967, l’État hébreu occupe illégalement Jérusalem-Est, la Cisjordanie et la bande de Gaza (par le contrôle de l’accès depuis 2007). Les juges de La Haye constatent depuis cette date une colonisation doublée d’un soutien étatique apporté à l’installation de plus de 700 000 colons. La CIJ relève l’adoption de lois « tendant à proclamer, expressément et implicitement, la souveraineté d’Israël sur la Cisjordanie », et la détermination de ses dirigeants « à conserver de manière permanente ce territoire occupé ».
« L’utilisation abusive persistante de sa position en tant que puissance occupante à laquelle Israël se livre en annexant le Territoire palestinien occupé et en imposant un contrôle permanent sur celui-ci, ainsi qu’en privant de manière continue le peuple palestinien de son droit à l’autodétermination, viole des principes fondamentaux du droit international et rend illicite la présence d’Israël dans le Territoire palestinien occupé », écrivent les magistrats dans une quasi-unanimité. Pour la CIJ, Israël ne doit pas seulement cesser toute nouvelle colonisation, l’État hébreu doit « restituer les terres et autres biens immobiliers, ainsi que l’ensemble des avoirs confisqués à toute personne physique ou morale depuis le début de son occupation en 1967 ». Elle exige également que tous les colons soient évacués, que les parties du mur construit par Israël qui sont situées sur le Territoire palestinien occupé soient démantelées, et que tous les Palestiniens déplacés durant l’occupation retournent dans leur lieu de résidence initial. Une indemnisation des Palestiniens serait envisageable si telle ou telle restitution se révèlerait matériellement impossible.
« Un grand chelem pour la diplomatie palestinienne », estime l’internationaliste Michel Erpelding, face au Land. Cet avis historique fait suite à la saisine de la CIJ par l’Afrique du Sud contre Israël pour une éventuelle commission d’un génocide dans la bande de Gaza. Mais aussi à la demande de mandats d’arrêt formulée par le procureur de la Cour pénale internationale contre le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, et son ministre de la Défense, Yoav Gallant, pour des soupçons de crimes de guerre et contre l’humanité dans le cadre du conflit Israël-Hamas. Les trois principaux dirigeants du mouvement islamiste ayant autorité à Gaza sont visés pour les mêmes chefs d’accusation. La CPI devrait statuer incessamment. Le chef du gouvernement israélien était en déplacement cette semaine aux États-Unis.
L’avis juridique rendu la semaine dernière à la demande de l’Assemblée générale des Nations unies détaille également les conséquences juridiques de l’occupation des territoires palestiniens pour les États tiers. Ils ont pour « obligation de de ne pas entretenir de relations économiques ou commerciales avec Israël qui seraient de nature à renforcer la présence illicite de ce dernier dans le territoire palestinien ». Michel Erpelding promet des « sueurs froides » à Bruxelles et s’attend à une « guérilla juridique » visant à suspendre l’accord d’association avec l’État hébreu. Pour le juriste, le Luxembourg devra également « se poser la question quant à la légalité de sa coopération ».
« Concernant la situation à Gaza, Xavier Bettel exprime sa profonde frustration face au fait que la guerre n’ait toujours pas pris fin, malgré l’adoption par les Nations unies de plusieurs résolutions en ce sens, l’ordonnance de mesures conservatoires par la CIJ, ainsi que les nombreux efforts diplomatiques, dont le plan de cessez-le-feu proposé par le Président Biden », écrivent les services du ministre dans le communiqué consécutif à la réunion de lundi, après avoir évoqué l’agression russe en Ukraine. Le Luxembourg appelle à un cessez-le-feu à Gaza, à la libération des otages détenus par le Hamas depuis le 7 octobre, mais ne dit rien de l’avis rendu par la CIJ. Les Affaires étrangères luxembourgeoises continuent de jouer une partition à contre-temps par rapport aux anciens like-minded states. Contacté par le Land, le ministère des Affaires étrangères dit « prendre bonne note » de l’avis de la CIJ. « Le Luxembourg attache une importance primordiale au respect du droit international, indépendamment du pays en question », écrivent les services de Xavier Bettel. Ces derniers précisent qu’il revient maintenant à l’Assemblée générale des Nations unies, qui a demandé l’avis de la CIJ, d’analyser les mesures à prendre en conséquence.
Concernant la politique commerciale de l’UE, le ministère des Affaires étrangères juge que le conseil d’association avec Israël sera une « occasion-clé de discuter, de manière très franche et directe, des questions litigieuses liées à la guerre de Gaza et à la politique du gouvernement israélien ». Il rappelle en que les États européens sont déjà tenus de faire une distinction, dans leurs échanges commerciaux, entre le territoire de l’État d’Israël et les territoires palestiniens occupés pour l’étiquetage des produits importés. Quant à la conclusion en Chine d’un accord entre quatorze factions palestiniennes (dont le Hamas et le Fatah) pour constituer un gouvernement intérimaire de réconciliation nationale, le Luxembourg attend de voir les modalités dudit « accord » pour se prononcer sur la question de savoir s’il est envisageable de traiter avec ses parties prenantes.