L’expert en droit international, François Dubuisson, diagnostique une forme de schizophrénie luxembourgeoise sur la question de la reconnaissance de l’État palestinien

« Une alternative au terrorisme »

François Dubuisson à la Chambre mercredi
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 28.06.2024

D’Land : Monsieur Dubuisson, quel a été votre message ce mercredi à la Chambre des députés ?

François Dubuisson : Je dirais que le message essentiel, c’est qu’en réalité, la reconnaissance comme État de la Palestine par le Luxembourg ou d’autres États européens, comme la Belgique et la France, est un assez petit pas. Dans les faits, le Luxembourg reconnaît déjà très largement la Palestine comme État sur la scène internationale. Il a déjà voté à plusieurs reprises des résolutions qui reconnaissaient que la Palestine était un État, comme lorsqu’il a voté en faveur de l’admission de la Palestine comme État membre de l’Unesco, comme État observateur des Nations Unies ou, en mai, la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies constatant que la Palestine remplit bien les conditions pour être membre de l’organisation. Et la première des conditions, c’est d’être un État.

Ce serait de la mauvaise foi alors ?

On peut dire ça. Il devient difficile de voter en faveur de toutes ces résolutions sans dire en même temps que la Palestine est un État. La reconnaissance, d’ordre bilatéral, c’est essentiellement un acte politique. Ce qui empêche que la reconnaissance ait lieu, ce sont plutôt des obstacles politiques. Ce ne sont pas du tout des obstacles juridiques.

Une reconnaissance maintenant, c’est un des derniers leviers pour tordre le bras au gouvernement israélien pour qu’il se plie au droit international et cesse les bombardements sur les populations civiles ?

Oui. Et disons surtout qu’on ne voit pas ce qu’on pourrait obtenir de plus à le faire plus tard. Le faire maintenant, c’est envisager un nouveau cycle de négociations qui inclut un État de Palestine. Ce processus doit faire en sorte qu’il existe effectivement, maintenant sur le terrain, un État palestinien pleinement souverain, pour mettre fin à l’occupation et à la colonisation.

Il y a cet argument avancé par le Premier ministre, Luc Frieden, selon lequel la Palestine ne jouit pas de continuité territoriale et qu’elle ne peut pas être reconnue en tant qu’État. Qu’est-ce qu’un internationaliste répond à cela ?

Si l’on se cantonne aux questions de frontières, on peut faire exactement le même constat avec l’État d’Israël lui-même. Si les frontières de la Palestine ne sont pas déterminées, alors celles d’Israël ne le sont pas non plus. Elles ne l’étaient pas quand le Luxembourg a reconnu Israël en 1949. La reconnaissance n’a jamais porté sur des reconnaissances de frontières, mais plutôt sur le principe de l’existence d’un État.

Pourquoi avez-vous accepté de participer au débat public luxembourgeois sur la reconnaissance de la Palestine ?

Tout simplement parce qu’on m’a demandé d’intervenir comme expert, comme professeur de droit international qui étudie la question du conflit israélo-palestinien. Ce que j’ai déjà fait devant le Parlement belge à plusieurs reprises ou devant l’Assemblée nationale en France. Le recours au droit international permet parfois de dépassionner le débat. Il y a un enjeu juridique assez minime. Parce qu’il ne s’agit pas de créer ou de se prononcer en faveur de la création de l’État palestinien. Il a déjà été créé depuis bien longtemps. Il s’agit simplement de constater son existence.

Il y a aussi cet argument de conjoncture, encore entendu ce mercredi à la Chambre, qui consiste à dire : « Oui, mais ça serait une prime au terrorisme » …

C’est plutôt une alternative au terrorisme. C’est-à-dire que ceux qui sont porteurs de la demande de reconnaissance de l’État palestinien, c’est l’Autorité palestinienne. Ce n’est pas du tout le Hamas, opposé, lui, à l’existence même d’Israël. Donc je comprends très, très mal l’argument qui fait de cette reconnaissance une sorte de prime donnée à la politique du Hamas. Les événements du 7 octobre ont plutôt remis à l’avant-scène l’urgence de la question palestinienne, une question qu’on avait tendance à laisser de côté. En réalité, cela a montré que le risque d’explosion était bien réel. Il faut reprendre la voie juridique, la voie diplomatique, celle de la solution à deux États qui passe par la reconnaissance de l’État palestinien, mais qui doit être un préalable plutôt qu’une fin.

Reconnaître la Palestine semble c’est aussi l’un des seuls actes positifs envisageables puisqu’il intervient au niveau national et ne souffre pas du blocage au Conseil européen à l’instar des sanctions…

Effectivement. On a constaté ces dernières années qu’il est pratiquement impossible d’avoir un consensus au sein des États membres de l’UE pour prendre des positions plus fermes ou envisager des formes de sanctions. Les États pris individuellement ou des groupes d’États qui ont une volonté de relancer le processus de paix et de condamner un minimum les actions du gouvernement d’Israël, doivent pouvoir essayer de coordonner leur action et utiliser les leviers qui sont encore à leur disposition. La reconnaissance de l’État palestinien en est un. L’État de Palestine a relancé une action diplomatique pour sa reconnaissance en 2010. Cela fait quatorze ans qu’il attend le moment opportun promis en Europe.

Le Parlement luxembourgeois a voté en 2014 une résolution en ce sens. L’initiative pourrit depuis lors…

C’est pareil en Belgique et en France. Le moment opportun est sans cesse reporté. Mais on voit aussi à travers les reconnaissances qui ont été faites dans l’UE récemment (Espagne, Irlande, Slovénie) ou moins récemment (Suède) que ce n’est pas un acte qui va changer la donne à lui seul. La reconnaissance bilatérale, c’est surtout la force politique et symbolique de dire à un moment donné : On n’oublie pas le dossier palestinien. Une réaffirmation alors que les politiques menées par Benyamin Netanyahu ont pour but d’empêcher l’avènement d’un État palestinien.

Vous parlez d’un acte symbolique. Le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Xavier Bettel (DP), l’utilise pour repousser la reconnaissance sine die.

Oui, l’argument du symbole est réversible. Mais je pense que c’est d’abord une question de cohérence. Car nous sommes bloqués dans une situation anormale. Je ne pense pas qu’il existe le moindre autre exemple où des États votent en faveur de l’admission d’une entité qui se prétend un État, qui votent en faveur de son admission comme État membre, mais qui ne le reconnaissent pas eux-mêmes en tant que tel. Il s’agit d’une sorte de schizophrénie qui consiste à voter dans un sens aux Nations Unies et dans un autre au niveau national.

Le Luxembourg ne semble pas vouloir subir de représailles diplomatiques ou économiques d’Israël...

Israël a plus à perdre de se fâcher avec les États de l’UE que l’inverse. D’un point de vue économique et commercial notamment. Ils vont simplement émettre une protestation diplomatique comme cela a été fait avec l’Espagne. Le gouvernement Netanyahu a dit vouloir couper les liens entre le consulat d’Espagne et les Palestiniens. Cela a en fait surtout des conséquences sur ces derniers.

Quel est votre sentiment sur les échanges menés mercredi avec le ministre et les députés ?

Il y a avait une volonté d’écoute, de recevoir des informations. Mais la décision du gouvernement (de ne pas reconnaitre immédiatement la Palestine) avait déjà été prise et nous ne nous attendions pas vraiment à un revirement. Cela a remis le dossier à l’ordre du jour. Le ministre Bettel a expliqué qu’il fera le point au Parlement d’ici Noël. Il dit essayer de constituer d’ici là une alliance de pays. Les arguments ne sont pas très convaincants puisque le train conduit par l’Espagne, l’Irlande ou encore la Slovénie a été manqué. Une politique étrangère doit être basée sur des principes. Pas des émotions. Il faut s’extraire de la dimension émotionnelle, car elle s’exprime des deux côtés.

Votre département à l’ULB travaille ponctuellement pour le gouvernement belge à la Cour internationale de justice. Est-ce que vous pouvez nous dire sur quelles affaires?

Le professeur Vaios Koutroulis a présenté les observations de la Belgique dans la procédure d’avis consultatif sur les conséquences juridiques de l’occupation israélienne. Les plaidoiries se sont tenues en février. La Belgique avait conclu à une annexion de facto, à l’illégalité des colonies (évidemment) et à l’illégalité de l’occupation en tant que telle. Jusqu’à présent, on n’a pas de résolution des Nations Unies parfaitement explicite sur le caractère illégal de l’occupation israélienne en tant que telle. Et ça ne fait pas vraiment partie non plus des positions officielles de l’Union européenne.

La Belgique avait aussi annoncé vouloir participer aux plaidoiries dans la plainte déposée à la CIJ par l’Afrique du Sud contre Israël pour génocide. Y-a-t-il eu un dépôt effectif ?

On a une décision du conseil des ministres confirmant qu’il y va bien à y avoir intervention de la Belgique. Maintenant, comme le gouvernement est entré en affaires courantes et qu’il va probablement connaître une nouvelle composition, évidemment, il faut suivre l’évolution du dossier.

La Belgique, à travers sa ministre des Affaires étrangères, Hadja Lahbib, a été très vocale sur le conflit israélo-palestinien, notamment depuis le 7 octobre. Pour autant, la Belgique ne reconnaît pas la Palestine. Pourquoi pas ?

Un peu comme au Luxembourg, la question s’est posée de manière insistante ces dernières semaines. Et c’est justement le parti d’Hadja Lahbib, le Mouvement Réformateur, qui s’y est le plus opposé. Avec à peu près les mêmes arguments que les partis de la coalition au Luxembourg. Cela s’explique aussi par le contexte électoral. Certains partis ne voulaient probablement pas prendre trop de risques par rapport à la manière dont cela pourrait être perçu.

La Belgique, à l’instar du Luxembourg, faisait partie du groupe des like minded states européens favorables à une reconnaissance. Mais ce groupe a explosé au décollage…

Une fois qu’on se pose la question du passage à l’acte et de la reconnaissance formelle, ce sont plus des considérations de politique intérieure qui jouent. Tel parti va avoir une image plus proche de l’État d’Israël, d’autres, les partis plus à gauche, vont être considérés comme étant plus pro-palestiniens.

Revenons au droit international. Quelles sont les prochaines étapes déterminantes dans le conflit israélo-palestinien du point de vue de l’internationaliste ?

Un moment important sera probablement l’avis qui sera rendu par la CIJ sur cette question posée par l’Assemblée générale des Nations unies sur les conséquences de la colonisation. Soit pendant l’été, soit au début de l’automne. On va avoir un nouveau momentum pour se poser la question de la reconnaissance. Il est fort probable que la Cour déclare illégale l’occupation en tant que telle. Elle va en tirer comme conséquence qu’Israël doit immédiatement mettre fin à l’occupation. Elle va aussi dégager des obligations pour les États tiers. C’est un point important de la demande d’avis. La CIJ va notamment dire que les États ont l’obligation de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour favoriser une solution et permettre aux Palestiniens l’exercice effectif de leur droit à l’autodétermination qui, en l’espèce, s’incarne par l’État de Palestine, justement.

Et l’éventuelle émission d’un mandat d’arrêt contre les cinq personnes visées par le procureur de la Cour pénale internationale, est-ce que ça, au contraire, ne risque pas d’être contre-productif et encore polariser davantage les parties ?

C’est un point de vue. Mais il faut quand même constater que la situation est tellement bloquée qu’on ne voit pas très bien ce qui pourrait la bloquer davantage. Et on sait qu’avec un Benyamin Netanyahu à la tête du gouvernement israélien, il n’y a aucune perspective possible. La moindre chance de relancer un processus de paix va passer par un changement de gouvernement. Et de ce point de vue-là, à terme, le fait d’avoir un Premier ministre qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt… même s’il y a toujours le réflexe de se dire qu’on en veut à Israël, que la communauté internationale est contre Israël, etc. Probablement qu’un pan de la population ne souhaitera pas devenir un État paria.

On a vu les États-Unis fustiger l’action du bureau du procureur de la CPI. Il y a eu tout un débat aussi sur le crédit accordé au droit international par les nations occidentales. On parle de deux poids, deux mesures. Comment va sortir le droit international de cette année assez décisive pour lui ?

Le premier sentiment, c’est effectivement qu’il est très peu respecté, particulièrement avec ce qu’il se passe à Gaza, et notamment par les grandes puissances. D’un autre côté, depuis le début de la guerre de Gaza et après l’attaque du 7 octobre, on reparle beaucoup du droit international. On a mobilisé de manière assez inédite des tas de mécanismes, par exemple l’action de l’Afrique du Sud contre Israël (pour atteinte à la Convention contre le génocide), l’action du Nicaragua contre l’Allemagne (pour faire cesser les livraisons d’armes à Israël). Parallèlement, il y a la procédure devant la CPI. Le droit international redevient quand même un outil qu’on mobilise, avec souvent un sentiment de frustration, mais cela montre qu’il reste un outil pertinent

Pierre Sorlut
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