L’historien américain d’origine luxembourgeoise Arno Mayer a été enterré en février au cimetière israélite Bellevue à Limpertsberg. Le retour du fils prodigue fut salué par une communauté juive unanime.
En 2008, il avait publié son dernier livre, Plowshares into Swords. From Zionism to Israel.1 Une histoire critique d’Israël, très étoffée, difficile à lire, mais sincère, passionnée et plus que jamais actuelle, un véritable testament.2
Le livre commence par une confession : « Ce livre est une histoire critique du sionisme et d’Israël. J’écris en tant que Juif non juif, issu d’une famille sioniste… » (p.9) L’enfance luxembourgeoise de l’historien fut bercée par les récits d’un pays où coulaient le lait et le miel et où fleurissait le désert. Il avait dix ans quand son père voulut émigrer en Palestine, quatorze ans quand sa famille quitta le Luxembourg pour échapper aux nazis et il fit son premier séjour en Israël en 1950, deux ans après la proclamation de l’indépendance. Il a connu l’angoisse et les deuils, les espoirs, les doutes et les terribles impasses. Qui mieux que lui pour rendre compte de ce que fut et de ce que devint le projet sioniste ? Qui aurait pu s’attaquer avec autant de sensibilité aux mythes fondateurs de l’État d’Israël, au basculement d’un rêve de paix et de fraternité en un État-forteresse, otage du fanatisme religieux ?
L’historien n’est pas un prophète. Arno Mayer l’a répété tant de fois. L’historien ne connaît pas l’avenir et ne prétend pas que tout se déroule selon un plan divin ou une logique immuable. Mayer rejetait toute forme de téléologie, de prédestination, de déterminisme. Il croyait à la contingence des événements et à leur surdétermination par un enchevêtrement de causes et de contradictions.
Vers 2000, Mayer revenait souvent à Luxembourg pour des raisons familiales. Il avait commencé alors une autobiographie sur sa jeunesse juive et les destins croisés de l’exil. L’échec du processus de paix d’Oslo, l’assassinat de Rabin et la démonstration de force de Sharon sur l’Esplanade des Mosquées le firent changer d’avis. Il décida de partir du présent et de remonter le cours des événements dans une quête identitaire à rebours des vérités toutes faites.
On sait que l’État d’Israël a été fondé en 1948, mais l’idée d’un État juif est née en 1896 avec la publication par le journaliste austro-hongrois Théodore Herzl du livre Der Judenstaat et la réunion du premier congrès mondial sioniste. Herzl, dit Mayer, « se proposait de réaliser, en Palestine et loin de l’Europe, l’émancipation des juifs si difficile à atteindre. Sa quête s’inspirait des idées des Lumières, du libéralisme occidental et du nationalisme progressiste, auxquelles il insufflait un certain romantisme » (p.173-174).
Le portrait que dresse Arno Mayer du sionisme naissant est celui d’un sympathisant contrarié. Le père fondateur du sionisme politique était « un Juif cosmopolitique qui ne parlait ni hébreu ni yiddish. (…) Adoptant le prototype de la France républicaine, le futur État juif serait national et laïque. (…) Le Judenstaat, dans l’esprit de Herzl, ferait partie d’un mur défensif de l’Europe en Asie et constituerait un avant-poste de la civilisation contre la barbarie. »
L’attrait des sionistes pour le travail manuel avait « quelque chose d’arcadien en même temps que d’archaïque ». Ils partageaient la bonne conscience coloniale de leur époque : « La vision messianique laïque d’Herzl ne ménageait guère de place, voire aucune, aux Arabes de Palestine » (174-5). L’écrivain Zangwill, un sioniste de la première heure, le dit d’une façon plus brutale. La Palestine serait « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », et il appela ses habitants à « replier leurs tentes » et à « s’en aller silencieusement » (185-186).
L’idéologie du sionisme naissant était confuse, contradictoire. Tous les éléments constitutifs du futur État d’Israël étaient déjà réunis, mais à l’état de tendances, de virtualités. Cela pouvait changer dans un sens ou dans l’autre. Le sionisme était ce que Mayer appelle une religion séculière, un assemblage hybride de symboles et de récits empruntés à un passé mythologique pour justifier un projet politique séculier. Cette façon d’instrumentaliser la religion en l’amputant de sa dimension transcendantale hérissait les rabbins de cette époque.
Pour réaliser l’État juif, Herzl misa sur l’action diplomatique. Il alla à la rencontre des hommes d’État, connus pour leur absence de sympathies à l’égard des juifs, l’empereur d’Allemagne, le pape de Rome, le sultan de Turquie, le ministre de l’Intérieur du Tsar ou le ministre des Colonies du Royaume Uni. Pragmatique il avait décidé d’insérer son action dans la géopolitique des puissances impériales, épousant leurs intérêts. Ces démarches aboutirent à la fin de la Première Guerre Mondiale avec la Déclaration Balfour ou la promesse d’un foyer national juif en Palestine sous l’égide de la Grande-Bretagne.
La vision du monde occidentaliste ne faisait pas l’unanimité parmi les sionistes. Un courant dit des « critiques internes » se constitua au lendemain de la Première Guerre mondiale pour mettre à l’ordre du jour des congrès sionistes la « question arabe ». Ce courant était animé par Ahad Haam, fondateur des « Amoureux de Sion », en 1881 après les premiers pogromes en Russie et les premières émigrations juives en Palestine, par Martin Buber, le grand philosophe de la mystique juive, et par Judah Magnes, un rabbin américain, fondateur de l’Université Hébraïque de Jérusalem. Pour ces personnalités nourries des traditions religieuses du judaïsme, l’installation en Palestine n’était pas un but en soi, elle devait servir de lieu de refuge et de centre de renaissance spirituelle du peuple juif. Elle devait se faire en accord avec la population locale. Il fallait nouer des contacts, chercher le dialogue, créer des liens de confiance et lancer des projets communs. La revendication d’une majorité juive ou d’un État exclusivement juif était contre-productive. Elle suscitait la méfiance et risquait d’abîmer le message de paix. Il était impératif de renoncer à toute prétention hégémonique et garantir l’égalité des droits dans le cadre d’un État binational.
Arno Mayer ne cache pas sa nostalgie pour « les merveilleuses années 1920, alors que rien n’était encore hypothéqué » (p.210), « les jours les plus doux de l’heureuse trêve des trente ans de crise et de guerre3 » (p.200). A cette époque, les juifs constituaient en Palestine une minorité de dix pour cent des habitants.4 Il y avait des minorités juives non moins importantes en Égypte, en Irak, en Iran, au Yémen, qui vivaient en symbiose avec les majorités arabes et musulmanes. Pourquoi une cohabitation aurait-elle été impossible en Palestine ?
Les adeptes d’un État binational semblaient avoir le vent en poupe avec la création en 1925 du mouvement de la paix « Brit Shalom » et la fondation de l’Université Hébraïque sur le Mont Scopus, conçue comme une institution autonome à vocation cosmopolite (p.202). Mais le ralliement de grandes figures du judaïsme mondial comme Gershom Scholem, Sigmund Freud, Albert Einstein ou Hannah Arendt cachait mal l’absence d’enracinement populaire et la difficulté de trouver des partenaires dans une société palestinienne traditionnelle dominée par les clans familiaux.
La majorité du mouvement sioniste incarnée par Weizmann et Ben Gourion préférait esquiver ces questions irritantes et laisser dans le flou l’avenir de la colonisation juive en Palestine. Aux congrès sionistes, des motions pour la coexistence avec les populations arabes furent votées, mais ces concessions tactiques ne modifiaient pas l’action sur le terrain qui visait à s’approprier des terres et à développer la colonisation. Les objectifs à long terme étaient masqués par le pragmatisme et le double discours.
En 1925, un autre courant, dit « révisionniste », aussi minoritaire que celui des « critiques internes » était fondé par Vladimir Jabotinsky, qui avait combattu à la tête d’une légion de volontaires juifs au cours de la Grande Guerre. Admirateur de Mussolini et auteur d’un livre sur La Muraille d’Acier, il refusait toute limitation par des frontières et ne comptait que sur la constitution de majorités juives et sur la force des armes pour construire « une muraille d’acier » autour des colonies juives, refouler les Arabes au-delà du Jourdain et reconstituer le royaume de David « sur les deux rives de l’Euphrate » ou « du Nil jusqu’à l’Euphrate ».
La paix était précaire. Un constat que partageaient les colombes et les faucons. Une étincelle suffisait pour embraser le pays. Ce fut le cas en août 1929. Cela commença par une démonstration de force des sionistes aux cris de « Le Mur est à nous ». Les musulmans répliquèrent par une contre-manifestation pour honorer la mémoire du Prophète. L’affrontement déboucha vite sur des saccages, des sacrilèges, des expéditions punitives : 130 Juifs et 115 Arabes furent tués à Jérusalem, Hébron, Naplouse, Jaffa, Haïfa, Safad et Tel-Aviv (p.213).
Ce fut, selon Mayer, « la première révolte généralisée des Arabes palestinienne, la première Intifada ». L’épicentre de la révolte était la ville de Jérusalem, devenue « avec des sites religieux juifs et musulmans contigus la Mecque des fanatiques (…), le point de convergence idéal pour des affrontements entre les adeptes de la non-reconnaissance mutuelle, (…) la fusion spontanée et explosive de sentiment religieux et national. » (p.211)
La Grande-Bretagne, responsable de l’ordre public en tant que puissance mandataire, resta en retrait et joua le rôle d’arbitre, conscient qu’il suffisait de diviser pour régner. Pour apaiser les Arabes elle limita l’immigration juive et suspendit le rachat de terres, mais fit marche-arrière sous l’effet de manifestations contre l’antisémitisme organisées dans les capitales européennes. Le résultat fut une nouvelle Intifada, celle de 1936, qui dura trois ans, se traduisit par des actions de guérilla et se dirigeait aussi bien contre la puissance mandataire que contre la colonisation juive. Elle coûta la vie à 120 soldats et policiers britanniques, à 500 Juifs, à 4 000 ou 6 000 Arabes. Pour consolider sa victoire sur l’insurrection, la Grande-Bretagne limita l’immigration juive à 15 000 personnes par an.
La proclamation de l’État d’Israël en 1948 fut un grand moment de joie et de bonheur pour les uns, de malheur et de catastrophe pour les autres. Elle ne fut pas le début de la construction d’un État, mais son aboutissement. L’État d’Israël existait avant sa proclamation. Tous les éléments constitutifs étaient réunis, une armée de 60 000 hommes, une économie largement autarcique basée sur le travail juif, une administration assurée par l’Agence juive. Depuis le soulèvement arabe de 1936, ce proto-État pouvait s’appuyer sur l’armée britannique. La défaite laissa la Palestine arabe désarmée, décapitée, traumatisée.
Pour l’historien Arno Mayer, l’année 1948 constitue un défi, celui d’examiner les deux côtés de la médaille, la version des vainqueurs et celle des vaincus, et la nécessité de se poser toutes les questions sans écarter celles qui fâchent. Il constatera qu’il y avait d’autres solutions que celle qui fut retenue.
La commission d’enquête anglo-américaine qui avait été créée en novembre 1945 aboutit, en mai 1946, à la conclusion que la Palestine ne devait être ni un État juif ni un État arabe, mais un État binational. « La publication du rapport de la commission anglo-américaine fut l’heure de gloire des critiques internes » (p.288). La commission reprenait point par point les conclusions du mémorandum élaboré par Buber et Magnes, un point-de-vue privilégié par les deux ministres des Affaires Étrangères du Royaume Uni et des États-Unis, le travailliste Ernest Bevin et le général Marshall.
La mise en place d’institutions paritaires dans un cadre fédéral n’avait rien d’irréel. Elle correspondait à ce qui existait dans beaucoup d’États, comme la Belgique, la Suisse ou la Yougoslavie. Elle se heurtait cependant à deux obstacles. Face à la méfiance et à l’excitation des populations concernées, il aurait fallu constituer une force d’interposition de 100 000 soldats pour une durée de plusieurs années. Face à l’afflux des rescapés des camps d’extermination il aurait fallu autoriser l’immigration immédiate de 100 000 personnes.
A défaut de l’ONU, il n’y avait pas d’autre force militaire disponible que celle de la Grande-Bretagne. L’Angleterre endettée par la guerre et décidée à renoncer aux pièces maîtresses de son Empire, n’avait aucun intérêt à voir prolongé son mandat sur la Palestine. Quant aux réfugiés juifs rescapés des camps de la mort, ils n’avaient évidemment aucune envie de s’installer en Allemagne, en Autriche ou en Pologne. Voulaient-ils pour autant cultiver la terre en Palestine ? L’unique alternative aurait été de leur ouvrir toutes grandes les portes des pays d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord. Les gouvernements en place dans ces pays, aux États-Unis le gouvernement Truman et au Luxembourg le duo Bech-Bodson5, ne l’ont pas souhaité.
La communauté internationale choisit finalement la solution de la facilité en adoptant un plan de partage, accordant aux Juifs plus de la moitié des terres et laissant l’arrière-pays aux Palestiniens arabes qui constituaient les deux tiers de la population et possédaient encore 95 pour cent des terres. Le partage était la plus injuste des solutions. Elle privait les Palestiniens de leur pays, laissait les Israéliens insatisfaits et opposait les deux peuples.
Le plan de partage impliquait, sans que cela soit écrit, un transfert de population. La véritable tragédie du peuple palestinien ne faisait que commencer. S’appuyant sur les recherches de l’historien israélien Ilan Pappé, Arno Mayer constate qu’« entre sept cent mille et huit cent mille Palestiniens, soit près de la moitié de la population ont fui et ont été chassés de chez eux et de leur pays en 1948. Ils ont laissé derrière eux au moins cinq cents villages dévastés et dépeuplés, et abandonné dix quartiers urbains » (p.48).
Les réfugiés ont été privés de leurs biens et empêchés de retourner. Les villages ont été rasés et toute trace de leur passé effacé. Les Palestiniens arabes qui ont échappé à cette épuration ethnique planifiée de longue date ont été soumis à une administration militaire et relégués dans un statut de minorité.
Nous arrêterons à cet endroit notre compte-rendu du livre d’Arno Mayer. L’Histoire d’Israël et de la Palestine est trop répétitive pour être traitée dans le détail, 75 années de guerres qui se sont toutes terminées par la victoire de l’État juif, la guerre pour l’Indépendance de 1948, la guerre pour le Canal de Suez en 1956, la Guerre des Six Jours en 1967, la Guerre du Kippour en 1973, la Guerre du Liban, deux Intifadas palestiniennes, l’une non-violente, l’autre ultra-violente, d’innombrables guerres à Gaza.
Israël a gagné toutes ses guerres, mais Israël n’a pas trouvé la paix. L’état de guerre permanent a eu de lourdes conséquences pour l’État juif et l’a transformé en un État-forteresse toujours aux aguets, nourrissant le militarisme et installant finalement l’extrême-droite au pouvoir. Pour faire la paix il fallait du courage. La plupart des dirigeants israéliens, à l’exception de Rabin, ont préféré ruser, esquiver et ont fait pourrir toutes les situations favorables pour ne pas avoir à prendre des décisions douloureuses.
Les occasions de faire la paix étaient nombreuses. En 1967, après la victoire éclatante sur les armées arabes il aurait fallu tendre la main aux ennemis vaincus et leur proposer un plan de paix au lieu d’annexer le Golan et Gaza, Jérusalem et la Cisjordanie et de se mettre à morceler systématiquement les territoires palestiniens en y installant des colons. En 1993, après les accords d’Oslo il aurait fallu libérer les prisonniers palestiniens et stopper la colonisation. La paix, on ne peut la faire qu’avec les ennemis, avec les aspirations légitimes de leurs peuples à la dignité, incarnées par leurs dirigeants qu’il s’agisse du général Nasser ou le président Arafat. Rien n’a été fait. Le résultat fut toujours un nouveau cycle de violences, plus meurtrier que jamais.
Arno Mayer fait dans son livre de 2008 un bilan qui aurait pu être écrit en 2024 : « Israël atteint peut-être un point de non-retour. Mais plutôt que de faire leur examen de conscience, ses dirigeants, en plein déni et aveuglés, comme toujours par l’hubris et l’autosatisfaction, font tout ce qu’ils peuvent pour préserver un État et une société qui, bien qu’entourés de murs, restent vulnérables. (…) N’éprouvant que mépris pour la diplomatie, ils continuent à se fier au glaive (…) et à se ranger à l’option Samson » (p.148-149). p