C’est un chantier impressionnant prêt à être achevé cette année pour un prix de 9,5 milliards d’euros, mais il est sommé de fermer ses portes avant de les ouvrir. Nord Stream 2, le gazoduc cher aux Russes de Gazprom, sème la zizanie au sein de l’alliance atlantique. À première vue, Nord Stream 2 est un bijou technologique : 1 200 kilomètres de tuyaux implantés au fond de la mer Baltique pour acheminer 55 milliards de mètres cubes de gaz par an depuis les entrailles de la Russie jusqu’en Allemagne. De quoi satisfaire une bonne partie des besoins énergétiques de l’Union européenne selon les autorités allemandes.
Nord Stream 2 est une aubaine pour l’Allemagne qui sort progressivement du nucléaire et entame la fermeture de ses centrales à charbon. La chancelière Angela Merkel compte sur le gaz russe pour réussir la transition énergétique de son pays. Ce n’est pas un hasard si son prédécesseur Gerhard Schröder se retrouve à la direction du projet. Pourtant ce conte de fée russo-allemand ne fait pas l’unanimité en Europe et provoque l’ire des États-Unis.
En Europe de l’Est où la peur de la Russie est toujours présente depuis la chute du mur, on souhaite une politique européenne commune en ce qui concerne l’énergie. La Roumanie et la Pologne, qui ont en mémoire l’emprise de l’ancienne Union soviétique, accusent la Russie de vouloir renforcer sa mainmise gazière sur l’UE. À Bucarest et à Varsovie le projet Nord Stream 2 est considéré comme une mesure de rétorsion politique prise par le président russe Vladimir Poutine contre l’Ukraine.
À l’est de l’Europe la géographie est souvent synonyme de géopolitique. « Quand on vit au bord de la mer Noire on n’a pas la même vision de la vie que quand on vit au bord de l’océan Atlantique », a déclaré l’ex-président roumain pro-américain Traian Basescu qui a largement ouvert les portes des bases militaires roumaines à l’US Army. « Si nous avons un problème de défense dans notre zone géographique, nous avons besoin d’un partenaire solide, et le seul sur lequel on puisse compter sont les États-Unis. » La Roumanie possède quatre bases militaires et un bouclier antimissiles américains qui assurent la défense d’un pays obsédé par la menace russe.
L’US Army n’a pas choisi la Roumanie par un coup de cœur. D’une part, ce pays situé aux confins orientaux de l’UE lui assure une position stratégique sur la mer Noire qui lui permet de garder l’œil sur la Russie mais aussi sur les alliés turcs devenus imprévisibles. D’autre part, la Roumanie présente un autre avantage. À environ 170 kilomètres au large des côtes roumaines de la mer Noire les spécialistes de la société américaine Exxon Mobil ont découvert en 2012 une réserve de 84 milliards de mètres cubes de gaz. Les prospections ont continué et la Roumanie compte actuellement sur 200 milliards de mètres cubes de gaz dans la mer Noire.
En septembre 2020, la Roumanie a démarré des travaux pour acheminer le gaz de la mer Noire grâce à un investissement de 500 millions d’euros effectué par le fond d’investissements Carlyle Group auquel s’est associée la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). « La Russie cherche à dominer et à contrôler les marchés de l’énergie de l’Europe centrale à travers les infrastructures », a déclaré l’ambassadeur américain en Roumanie Adrian Zuckerman à cette occasion. « Moscou se sert du gaz pour faire du chantage auprès des gouvernements fragiles. La Russie séduit les politiciens avares et produit des oligarques milliardaires. »
N’étant pas dépendante du gaz russe, la Roumanie entend rester ancrée dans l’Europe occidentale et privilégie la relation avec les États-Unis. Aujourd’hui, la Roumanie est le troisième pays producteur de gaz en Europe après les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, et fait les démarches pour devenir exportatrice. Bucarest compte non seulement sur le soutien des États-Unis mais aussi sur l’implication de l’UE dans ses projets énergétiques. En 2016, la Commission européenne et les ministres de l’Énergie de la Roumanie, de la Hongrie, de la Bulgarie et de l’Autriche ont signé un accord de coopération régionale pour la construction du gazoduc BRUA conçu afin de renforcer l’indépendance énergétique de l’Europe. Le coût total du projet est estimé à 478 millions d’euros dont 180 millions ont été déboursés par Bruxelles.
La Roumanie, petit pays situé aux confins orientaux de l’UE, se positionne comme une alternative au gaz livré par Moscou et compte sur le soutien de Washington et de Bruxelles pour mener à bien ses projets énergétiques. Le 24 janvier, le navire russe Fortuna est reparti dans les eaux danoises pour installer les derniers tuyaux de Nord Stream 2. En même temps, la Roumanie est en train d’achever son propre projet énergétique dans les eaux de la mer Noire. « Du point de vue des ressources en gaz, la Roumanie est une île de liberté entourée par une mer nommée Gazprom », a déclaré l’ambassadeur américain Adrian Zuckerman. « Nous sommes fiers de soutenir ce bastion contre les tentacules de la Russie qui s’étendent jusqu’en Ukraine, en Moldavie, en Hongrie, en Serbie, en Bulgarie, en Grèce et en Turquie. » La bataille du gaz ne fait que commencer.