ÉPHÉMÉRIDES ESTIVALES

Les adorateurs du soleil

d'Lëtzebuerger Land vom 25.08.2023

Été 2018 Ils débarquent chaque année fin juin début juillet, et ils disparaissent tout aussi subitement deux mois plus tard. Du jour au lendemain les plages locales sont envahies comme un champ sur lequel se serait abattu une nuée de sauterelles. Comme tous les ans c’est Barnabé qui nous a prévenus à la toute fin juin qu’ils étaient de retour. C’est que, vers midi, tous les jours de l’année, que le soleil brûle ou que Mistral souffle – « qu’il pleuve ou qu’il vente », dirait Jojo qui a grandi dans le Nord et qui ne s’est toujours pas habitué à notre climat – il descend jusqu’à la Promenade, la longe sur quelques centaines de mètres, puis fait demi-tour et remonte dans la Vieille Ville pour nous retrouver au troquet où nous prenons l’apéro de midi.

« Ça y est. Ils sont de retour », a-t-il lancé en guise de salut.

Les nouveaux venus dans notre cercle sont toujours étonnés lorsqu’ils l’entendent pour la première fois annoncer la nouvelle. « Eh, comment sais-tu, puisque t’es aveugle ? ». Didi ne les loupe jamais : « Vous êtes des couillons. Pas besoin d’avoir des yeux, il suffit d’avoir un nez ».

Selon lui, avant même d’arriver à la Promenade ce matin, il était déjà certain qu’ils étaient de retour. La brise qui vient de la plage et s’engouffre dans les rues qui mènent à la Promenade n’était plus la même que les jours d’avant. C’en était fini du mélange d’air iodé et d’effluves d’algues pourrissantes. À la place il y avait l’odeur entêtante des crèmes solaires et le parfum nauséabond de chairs humaines cuisant au soleil.

Voyant nos sourires en coin, Louis, qui dans une autre vie avait bossé à Grasse dans les parfums, nous a dit que nous avions tort de nous moquer, que lui aussi il sentait immédiatement la différence. Si nous ne la sentions pas, c’est que nous n’avions pas de nez, voilà tout. Hafid – nous appelons le « Petit », parce qu’il est beaucoup plus jeune que nous – a été du même avis. Il doit savoir de quoi il parle car il vend des bouteilles d’eau fraîche sur la plage. Il a prétendu que les hommes, les femmes et les enfants sentent différemment et qu’il préfère l’odeur des femmes. Tout le monde s’est tourné vers Myriam qui s’est bornée à hausser les épaules « T’es con, Petit ».

Hafid a rougi de bonheur car Myriam est jeune et belle, et sa parole avait été douce comme une gorgée de thé à la menthe.

« Les adorateurs du soleil ». Je ne sais qui de nous avait trouvé le sobriquet, mais il avait été adopté immédiatement par tout le monde. Il faut dire que pour nous qui sommes nés ici, sans même parler de Hafid qui vient de l’autre côté de la Méditerranée, les adorateurs du soleil sont une véritable énigme (« métaphysique », selon José, qui a fait des études supérieures et que par dérision amicale nous appelons « le philosophe », bien qu’au fond ce soit un bon gars un peu paumé, comme nous tous).

« Réfléchissez un moment », leur ai-je dit. « Qu’est-ce qui peut bien amener des gens qui sont faits comme vous et moi à venir se faire rôtir par le soleil, vautrés dans des transats du matin au soir, tout cela pour se brûler la peau à un point tel qu’après trois jours tout le monde a l’air d’un grand brûlé avec de la tête aux pieds des lambeaux de peau qui s’en vont ? Vous y comprenez quelque chose ? »

Le philosophe m’a répondu que, comme tous les adorateurs de puissances divines, les adorateurs du soleil cherchent à plaire à leur idole en lui offrant leurs souffrances. « Ce sont des martyrs de leur foi », a-t-il ajouté.

Myriam, qui aime les animaux et qui s’y connaît en serpents (« des bêtes innocentes à qui on fait un faux procès ») a prétendu que comme ceux-ci les adorateurs du soleil veulent muer, faire peau neuve, prendre un nouveau départ en se débarrassant du passé.

« C’est une illusion », a-t-elle ajouté, « mais qu’est-ce qui n’en est pas une ? »

Selon Barnabé, l’explication était simple : « S’ils se font rôtir c’est que ce sont des cons. Lorsque j’avais encore ma vue, j’ai regardé un jour un sketch comique dans lequel un spécialiste montrait une carte de la répartition géographique des cons en été. Il en ressortait – je me rappelle encore ses mots – qu’en été ‘les cons forment un conglomérat continu qui va de Calais à Hendaye et de Portbou à Nice’. »

Selon Félip qui autrefois avait tenu une épicerie non loin de la plage et que nous appelons tous l’Économiste, la seule chose qui importe est que les adorateurs du soleil nous font vivre. « Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, mes parents voulaient fermer l’épicerie qui ne rapportait que dalle et aller travailler en usine. Eh bien, ils m’ont toujours dit que c’est l’arrivée des adorateurs du soleil qui les a sauvés. Ils ont sauvé tout le monde ici. Sans eux nous n’aurions pas le sou. Et c’est nous qui serions les cons. »

C’est Myriam qui a mis tout le monde d’accord : « De toute façon ça ne durera pas. Températures de fournaise, maquis qui part en flammes, désertification de l’arrière-pays – bientôt plus personne ne viendra adorer le soleil. C’est aux adorateurs du soleil que nous devons la bétonnisation des côtes, la mocheté des villas de l’arrière-pays, les collines pelées et la raréfaction de l’eau. » « Et l’invasion par les sangliers », a ajouté Jojo qui voulait détendre l’atmosphère, mais en vain. Myriam n’a même pas réagi et a continué : « Mais ils n’ont fait qu’accélérer une dégringolade enclenchée depuis longtemps. Désormais nos nababs locaux feront des pèlerinages estivaux vers le Nord pour échapper à la fournaise. Ici, il n’y aura en été que des gens comme nous, c’est-à-dire des pauvres. »

J’ai pensé qu’elle disait cela comme ça, pour nous faire peur.

Été 2032 En été, tard le soir lorsque la chaleur est un peu moins étouffante, Myriam, Hafid et leur petit viennent parfois me chercher à l’hospice. Le petit aime beaucoup pousser le fauteuil roulant jusqu’à la Promenade généralement déserte. Il m’installe à côté d’un banc libre tourné vers la mer. Il a l’embarras du choix, car presque tous sont inoccupés depuis que les adorateurs du soleil ont déserté la ville. Ses parents et lui s’assoient sur le banc.

Face à nous il y a la mer plongée dans le noir. Seul le clapotis des vagues sur les galets témoigne de son existence à quelques pas. Tout est vide et calme. Nous ne parlons pas, car qu’y-a-t-il encore à dire ?

Lors de notre sortie d’hier, alors que je pensais à Barnabé qui savait sentir la mer à défaut de la voir, une main s’est soudain posée sur mon épaule. Je pensais que c’était elle, enfin, et qu’elle était venue pour me prendre. Mais ce n’était que Myriam. « Mare nostrum ! » me dit-elle, en pressant doucement mon épaule. J’étais presque déçu.

Jean-Marie Schaeffer
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