cinémasteak

Hollywood à l’épreuve du Queer Gaze

d'Lëtzebuerger Land vom 14.06.2024

À l’essai publié en 1981 de Vito Russo, célèbre militant américain de la lutte LGBT, s’est ajouté un documentaire qui lui emprunte son titre (Celluloid Closet). Il en poursuit le projet d’examiner les façons dont Hollywood a dépeint la figure de l’homosexuel(-le) tout au long du vingtième siècle. Un programme instructif et ambitieux, quoique limité à la sphère de production californienne. Ses réalisateurs, Rob Epstein et Jeffrey Freedman, entrecroisent les disciplines, recourant aussi bien à la sémiologie qu’à l’histoire du cinéma et de ses représentations, aux discours de la censure et à l’esthétique. L’un de ses éminents participants, l’historien et théoricien britannique Richard Dyer, sera à la Cinémathèque de Luxembourg pour présenter Celluloid Closet, dans le cadre du ciné-club Queer loox et du Pride Month.

Enrichi d’interventions de la part d’universitaires et de témoignages de professionnels du cinéma, principalement des scénaristes, actrices et acteurs de films incriminés, Celluloid Closet part du constat de la présence rare, et bien souvent caricaturale, des gays au sein des productions hollywoodiennes. Lorsqu’ils ne sont pas carrément absents des films, ils font l’objet d’une moquerie condescendante de la part de personnages hétérosexuels. La séquence d’ouverture du film en dit long sur cette attitude ; on y voit Al Jolson, immense vedette de Broadway qui le deviendra plus encore avec The Jazz Singer (1927), faire les gros yeux en clamant « Boys will be Boys » à la vue de deux garçons dansant ensemble. Une disqualification dans le champ du visible qui dresse en retour et sans surprise, le portrait d’une société patriarcale hétéro-normée, droite dans ses bottes, indifférente ou méprisante à l’égard des diverses formes d’altérités. Et où le Noir et l’homosexuel occupent, peu ou prou, le même rang, dans une circulation entre exclusion sociale et exclusion des écrans.

Jusqu’aux années 1970, où l’édifice moral commence à se fissurer sous l’effet des mouvements d’émancipation sexuelle et l’émergence de quelques films s’étant chargés de convertir positivement les stigmates dont les gays faisaient l’objet. L’une des œuvres donnant réalité à ce nouveau paradigme s’intitule The Boys in the Band (1970), qui offre pour la première fois une image positive de la communauté gay. Aussi s’agit-il d’une comédie au dénouement heureux, un genre qui rompt avec la dialectique à l’œuvre dans les précédentes productions, où les homos étaient soit les bourreaux (La Corde, 1948, d’Alfred Hitchcock), soit les victimes toutes désignées de scénarios principalement dramatiques et apitoyants. La position du tueur induit l’idée que l’homosexualité serait une maladie mentale (Cruising, 1980, de William Friedkin, très décrié par les militants LGBT qui manifestèrent contre le film, y compris pendant le tournage). Tandis que celle de la victime réduit tout gay à un état d’impuissance, tel le jeune Plato abattu dans Rebel Without a Cause (1955) de Nicholas Ray. Sal Mineo, qui interprétait le rôle de cet adolescent au côté de James Dean, fut d’ailleurs l’un des premiers acteurs américains à assumer publiquement son homosexualité. Comme souvent, la réalité rejoint la fiction, et l’acteur son personnage.

Les années 1990 marquent une rupture dans les représentations de cette figure maudite. Dans les pas de Jean Genet (Un chant d’amour, 1950) et de Rainer Werner Fassbinder (notamment Querelle, 1982) émergent les films de Todd Haynes (Poison, 1991), Tom Kalin (Swoon, 1992), Gregg Araki (The Living End, 1992), ou encore de Gus Van Sant (My Own Private Idaho, 1991). On peut en outre citer Edward II (1991), The Crying Game (1992), mais aussi The Wedding Banquet (1993) et The Adventures of Priscilla, Queen of the Desert (1994), parmi d’autres films ayant subverti la codification morale de la sexualité, réduite à l’hétérosexualité, à la reproduction, quitte à nier le plaisir érotique procuré par les jeux de la chair.

Tout en interrogeant la validité de la norme, Celluloid Closet transporte le spectateur à la place de l’Autre, l’invitant à se montrer sensible aux discrètes allusions homosexuelles, même au sein de films qui ne prétendent pas l’être, ouvrant ainsi notre regard à des lectures cryptées du réel. Le spectateur découvre alors les détails plus ou moins cachés d’une histoire tumultueuse, entre clandestinité et apparitions discrètes et métaphorisés, à l’instar des pistolets-pénis que s’échangent par exemple Monty Clift et John Ireland dans Red River (1948, Hawks). Sans oublier la dualité amoureuse entre les deux protagonistes de Ben-Hur (1960, Wyler), ou encore cette scène savoureuse, et censurée, de Spartacus (1960, Kubrick), décrite par Tony Curtis, dans lequel un Romain confesse aimer aussi bien les « huîtres » que les « escargots ». Les scénaristes et cinéastes hollywoodiens ont fait preuve d’une grande ingéniosité pour contourner les interdits figuratifs du Code Hays.

Se pose aussi la question du cliché, de ses effets comiques recherchés, au sujet duquel les avis et les sensibilités divergent. Beaucoup déplorent les stéréotypes, avec son lot d’attributs efféminés. Une opposition qui nous vient de la culture grecque, selon l’adéquation : féminité = passivité = infériorité ; masculinité = activité = supériorité (sexuelle, mais aussi sociale et civique). Même la pratique initiatique de la pédérastie grecque obéissait à une telle partition symbolique. L’acteur Harvey Fierstein est sans doute le seul à trouver heureuse la figure de la « tapette », née à la fin des années 1920. Il s’en explique : « J’aime la tapette, même si c’est une image négative. Je défends la visibilité, coûte que coûte. Plutôt une image négative que pas d’image du tout. Et parce que je suis moi-même une tapette. »

On regrette toutefois que Rob Epstein et Jeffrey Freedman s’arrêtent si peu sur les exceptions remarquables que représentent la « queer » Christina interprétée par Garbo dans le film de Robert Mamoulian (Queen Christina, 1933), ou le personnage de Marlene Dietrich affichant sur scène sa bisexualité dans Morocco (1930) de Sternberg. Il aurait été pertinent d’examiner en détails les conditions ayant permis à ces personnages bisexuels et travestis d’éclore au cinéma, au cours d’une décennie qui voit la montée du fascisme et de ses emblèmes virilistes. Car à elles seules, Garbo et Dietrich semblent au contraire révéler l’industrie hollywoodienne dans toute sa complexité, irréductible à une approche dogmatique unique, tant sa production fut riche, diverse, et dépend finalement du degré d’ouverture de ses principaux collaborateurs. Mais les nuances, comme on le sait bien aujourd’hui, sont parfois évacuées de la part de ceux-là même qui exigent, au nom de l’inclusion démocratique, pluralité et diversité de points de vue. Ce qui renvoie Celluloid Closet aux contradictions de son approche partisane.

Dédié à Vito Russo, Celluloid Closet n’en demeure pas moins un documentaire ayant fait date, comme le rappelle Hélène Walland, programmatrice du ciné-club queer loox fondé en 2013 : « Ce film a été le premier en Grande-Bretagne à aborder explicitement l’homosexualité et à traiter celle-ci de manière progressiste et empathique. On lui attribue en grande partie la libéralisation des attitudes à l’égard de l’homosexualité en Grande-Bretagne. » Nul doute que la présence au Luxembourg de Richard Dyer, auteur bien connu au sein de l’espace francophone pour Le star-système hollywoodien et Blanc, contribuera au succès de la séance.

Celluloid Closet (USA, 1995, 102 mn., vostFR), de Rob Epstein et Jeffrey Freedman, est programmé le mardi 18 juin à 19h, Cinémathèque de Luxembourg
Loïc Millot
© 2024 d’Lëtzebuerger Land