En liminaire de la Biennale « Architectures » d’Esch-sur-Alzette, que la capitale de la Minett accueille jusqu’au 28 septembre, un parcours conçu par la nouvelle plateforme Elektron nous invite à réfléchir aux articulations entre arts, sciences et technologies numériques. Sept lieux composent cette exposition, intitulée Cyber Structures : Material Realities-Digital Experiences. Ou comment lever le paradoxe qui consiste à faire croire que les expériences digitales relèveraient de l’immatériel, alors que de gigantesques travaux sont engagés dans le monde pour répondre aux besoins de la tech : Installation de câbles souterrains et sous-marins intercontinentaux, liaisons satellitaires, constructions de centres de données, etc. Ce sont ces logiques sous-jacentes que la manifestation eschoise souhaite rendre visibles, avec ce qu’elles recèlent en termes d’implication écologique, politique et sociale notamment.
L’étape inaugurale de ce parcours se situe à la Konschthal, qui propose au dernier étage deux espaces entièrement dédiés à cette problématique (Future Forecast). Le premier, avec ses palettes au sol éclairées au néon et jonchées d’ordinateurs, infuse d’emblée une atmosphère rudimentaire de geek écolo, tout à la fois féru de technologie et de recyclage. Une immersion scénographique du spectateur à mettre en rapport avec le film qui en est la pièce centrale, Pasig River 2030-6 Plus, que l’on doit au duo d’artistes Ziyang Wu et Mark Ramos. Cet étrange film d’animation, volontiers dystopique, joue des temporalités et des faits, actuels comme futurs. C’est un produit de notre époque confusionniste, où l’on a les plus grandes difficultés à démêler le vrai du faux, les deux étant constamment entremêlés. Située vers 2030, l’histoire prend place dans l’île des Philippines, le pays le plus « internetophile » au monde. Ses habitants, en effet, passeraient jusqu’à dix heures par jour sur le net en moyenne, et ce malgré une qualité de navigation déplorable. Dans le but d’en améliorer la connexion, des entreprises, chinoises notamment, ont massivement investi dans les infrastructures du pays, en étroite concertation avec le président Rodrigo Duterte qui vient de lancer le plan de construction « Build Build Build ». En 2022 était annoncée en outre la construction d’un grand centre de données par le géant mondial Alibaba. Et afin d’assainir le fleuve Pasig qui traverse la capitale Manille, lequel est considéré comme biologiquement mort depuis les années 1990, la société de blockchain CypherOdin coopère avec le gouvernement philippin pour rééquilibrer l’écosystème du fleuve. Tel est l’état de fait à partir duquel se déploie le récit hybride, mi-réel, mi-fictif, de Pasig River 2030-6 Plus. Les auteurs imaginent alors un incroyable renversement de situation. Le ré-assainissement du fleuve va conduire à une autre situation-limite, puisque la surveillance et la colonisation numérique du fleuve aboutit à un système de contrôle de la population. Ce qui va considérablement dénaturer le travail des architectes de la ville, dont la tâche ne consiste plus à ériger des bâtiments, mais à participer d’un mode de gouvernance basé sur le contrôle des données de la population. Une conception pessimiste imprégnée sans aucun doute de la pensée du théoricien américain Benjamin H. Bratton, cité dans le commentaire en voix off de la vidéo, auteur de nombreux ouvrages mêlant fiction et réalité, présent et futur (par exemple E-Flux journal-Dispute Plan to Prevent Future Luxury Constitution, 2016), et dont la terminologie est constamment employée – comme la notion de « Stack », infrastructure constituée de six strates qui interagissent : Terre, Cloud, Ville, Adresse, Interface et Utilisateur. Inutile de dire combien est complexe, pour le profane, de telles notions, dont il n’aura probablement jamais entendu parler auparavant. Difficile, par conséquent, de considérer le film comme aidant à la compréhension du monde complexe dans lequel nous vivons. L’installation semble davantage prêcher pour une élite de connaisseurs particulièrement aguerris, acquis par avance aux théories de Bratton et que les auteurs de la vidéo se contentent d’actualiser dans le contexte non-occidental des Philippines. Le glossaire qui l’accompagne ne suffira pas à combler les lacunes à ce sujet. Quant au jeu proposé au moyen des ordinateurs (Future_Forecast), pas un seul n’était en état de marche lors de notre visite. Game Over.
La seconde pièce de la Konschthal a, elle aussi, sur le papier, un élan certain. Il s’agit de Framerate : Pulse of the Earth, conçu par le collectif ScanLAB Projects, spécialisé dans la numérisation 3D. On y voit grand et on y promet beaucoup : « On entrevoit un avenir toujours documenté par les yeux mécaniques de milliards de véhicules autonomes et d’appareils, qui ensemble réalisent des enregistrements spatiaux de notre planète. Framerate (…) invite à observer d’une autre façon. À penser et à réfléchir dans une autre échelle temporelle (sic) : le temps géologique, le temps saisonnier, le temps des marées. », lit-on en exergue de l’installation. Que nous montrent cependant ces films très courts, dans lesquels l’avenir serait lisible telles des boules de cristal ? Pas grand-chose en réalité. Des tas de terre transportés par des camions d’un point à l’autre d’un chantier. Des plantes s’élevant d’un jardin. Le flux et reflux des marées, et après ? Aucun commentaire ne vient contextualiser la production des images (tremblantes) projetées, un parti pris plutôt contestable pour un projet se voulant didactique. Le résultat révèle manifestement un écart entre les intentions « divinatoires » affichées et le peu qui est projeté sur les écrans. Comme dans l’art conceptuel, le discours semble déborder l’objet, par un effet circulaire d’autojustification.
Ce sont finalement les projets plus humbles dans leurs prétentions qui s’avèrent les plus pertinents. On en veut pour preuve Korrelation, la réalisation du collectif Xenorama stratégiquement installée dans la rue commerçante de l’Alzette. L’installation, qui prend son essor lumineux à la tombée de la nuit, révèle la rivière qui se faufilait autrefois à cet endroit. C’est simple, clair comme l’eau de roche, et cela s’inscrit parfaitement dans le contexte urbain. Surtout l’installation touche à son but : une meilleure compréhension de l’environnement. Le cours d’eau désormais enfoui est ainsi exhumé, et l’animation aquatique interagit au passage des badauds. L’œuvre a le mérite aussi de nous interpeller sur les nappes phréatiques du Luxembourg, très largement asséchées. Dans cette même artère se trouvent les principales attractions du parcours, à commencer par la série des Photo Opportunities de Corinne Vionnet exposée dans le passage commercial du Centre Mercure. L’artiste franco-suisse, qui fut pionnière de l’exploration de l’imagerie en ligne, part de clichés célèbres de villes qui font l’objet d’une sur-représentation médiatique – de la Tour Eiffel au Taj Mahal, en passant par le pont de San Francisco et les pyramides d’Égypte, parmi d’autres sites victimes de leur succès. L’artiste regrette que la plupart des vues de ces monuments souffrent d’un manque de singularité : une uniformisation des regards qu’elle impute notamment à la prégnance des clichés. Corinne Vionnet a compilé des milliers d’images trouvées sur Internet pour proposer une vision synthétique et cumulative de ces monuments. Il en ressort à chaque fois une impression de traces, un caractère indéfini et inachevé qui vient brouiller l’excès de lisibilité inhérente au cliché.
La rue de l’Alzette accueille deux autres initiatives. Dépaysement assuré avec QT.bot, une intelligence artificielle gavée de données textuelles et visuelles de la plateforme de cartographie communautaire Queering the Map. Sur un décor incertain, aux formes liquides, et non localisable dans le temps comme dans l’espace, des énoncés poétiques interpellent le passant : « Walking through the Future and Since then I never looked back now it made Sense ». Ou encore, plus mystérieux : « I was Trans. It was Entranced. » ou « Sitting Here with You in the Future. » L’artiste Lucas LaRochelle qui en est l’auteur.rice joue de la fluidité entre les genres et les temporalités, réactivant la rue comme un espace transitoire, fluctuant, ouvert aux mouvements de la vie et aux échanges de toutes sortes. Plus loin se trouve Connecting the Dots, une exposition rassemblant de nombreux dessins d’enfants âgés de quatre à six ans sur le thème des câbles sous-marins transcontinentaux.
Le public pourra se rendre au Bridderhaus, destination finale du parcours. Le lieu héberge Datamorphosis, une expérience immersive qui explore le monde secret des boites noires numériques, et Passages, de l’artiste Serge Ecker, qui fait retour sur le patrimoine sidérurgique de la région pour en interroger les usages actuels, jusqu’à l’occupation de chauve-souris qui ont fait des tunnels miniers leur refuge. L’Histoire ainsi recomposée prend la forme d’une grande stratification, à la fois géologique, écologique et sociale, mais aussi humaine et animale. Inséparablement.