Investir le sol, le bas, voire le souterrain, est quelque chose que l’on voit assez rarement dans le domaine de l’art contemporain, où l’on privilégie plus souvent les hauteurs lumineuses des cimaises. L’exposition invisibles s’ancre au contraire dans les abîmes de la société, au fond d’un égout entrouvert d’où surgit une musique punk – un pas de côté menant tout droit à la rue, d’où émergent les damnés de Trixi Weis. Revenues des tréfonds du sous-sol, ses figures d’argile campent à la galerie Nosbaum Reding, changée pour l’occasion en refuge de sans-abris.
Tout en nous confrontant au tabou social de la pauvreté, invisibles redéfinit dès ce premier retrait notre rapport à l’espace d’exposition. Et plutôt que le monumental, qui offre tout d’un bloc, l’artiste a humblement privilégié un format modeste pour ses sculptures d’argile. Ce sont des miniatures pétries dans ce matériau pauvre, empreint de mythes créateurs, depuis la glaise dont est fait Adam à la figure du Golem, dont Prague est la capitale mondiale. Trixi Weis le sait bien, elle qui fut la première artiste étrangère à avoir intégré, sous Vaclav Havel, l’Académie des Beaux-Arts. Ses fragiles effigies exigent du spectateur un effort, de son regard aussi bien que de son corps. Car, au sein de cet espace dénudé (les plinthes ont été retirées), où tout se passe finalement à ras de terre, il lui faudra bien sûr se rapprocher, mais aussi se courber, fléchir les genoux, pour que se dévoilent des existences clandestines, cachées sous un toit de déchets. La rencontre se double d’une expérience du regard qui consiste à faire apparaître celles et ceux qui sont socialement relégués, refoulés, abandonnés : les invisibles, du titre, en lettres minuscules et au pluriel. Assis, étendus ou recroquevillés, seul ou en couple, chaque gisant disséminé au sol atteint à l’universel, exprime à sa façon simple, presque rudimentaire, la déchéance d’une humanité mondialisée, submergée par le cycle infini de la production et la consommation de biens (de maux ?). Leurs textures synthétiques mêmes (comme le plastique) consignent les contradictions de notre mode de vie. Ces « carapaces » qui s’enroulent autour des êtres humains font émerger une curieuse espèce hybride, qui relèverait du bestiaire post-ou trans-humain, comme dans le film de David Cronenberg, Les crimes du futur (2022). Leurs couleurs ponctuellement réparties au sol donnent forme à un grand bouquet de fleurs. Tout cela vient faire signe vers la vie et l’œuvre de Weis, si souvent imprégnée d’horticulture.
Par le passé, les pauvres n’ont cependant pas toujours été mis au ban. À ses origines, la tradition chrétienne fut ascétique et particulièrement hospitalière envers les plus faibles ; une société de dons s’amorça. Caravage s’en souvenait au début du 17e siècle, en faisant des populations les plus misérables les véritables protagonistes du drame chrétien. Un héritage que saint François avait activé au treizième siècle avec la pauvreté volontaire, lorsque commençait à se développer le capitalisme, qui sonnait le début de la « chasse aux pauvres » (le pauvre stigmatisé, connoté négativement). Jusqu’à aujourd’hui, où certaines villes ont fait le choix de décréter des arrêtés anti-mendicité. Non, les pauvres ne sont plus en odeur de sainteté. Telle une fée bienfaisante, Trixi Weis veille à prendre soin d’eux, les accueille chez elle, au sein de son atelier d’Esch-sur-Alzette, où ses mains leur donnent formes, modèlent leurs expressions et leurs attitudes. Elle accorde à ces fétiches chaleur, attention et protection, avant de les mettre en scène et en musique pour la galerie Nosbaum Reding qui les accueille à son tour.
L’exposition se présente sur ses contours comme un adieu à une époque révolue, ancrée principalement dans les décennies 1980, dont la playlist concoctée par l’artiste déploie toutes les nuances musicales, de Bérurier noir (Macadam Massacre) aux Pixies (Dead), en passant par Grauzone (Eisbear) et Nina Hagen (Natureträne). De cette époque de fêtes, d’insouciance et d’ensauvagement libertaire, une vitrine, sur laquelle est écrit « Vermisst » (disparue), conserve mélancoliquement quelques moments précieux : des dizaines de portraits photographiques auxquels s’est livrée Trixi Weis à différents âges de sa vie. À travers cette mosaïque d’apparences, est célébré l’art de l’artifice et des métamorphoses. On pense, dans une veine analogue, aux autoportraits de Claude Cahun, Sophie Calle ou encore Cindy Sherman, tant pour le dévoilement de leur intimité que pour leur propension à arborer toutes sortes de transformations. On se demande, aussi, quelles sont les personnes qui se trouvent derrière l’objectif et auxquelles s’adressent les regards complices et malicieux de l’artiste. Ce sont, sans doute, les autres invisibles de cette exposition.
De cette façon, Trixi Weiscrée un curieux rapprochement en associant la condition des bannis de notre monde au destin de l’artiste. Lequel est mis face à sa vulnérabilité, à sa toujours possible précarité, plus encore à un âge avancé, lorsque le besoin d’un toit, d’un abri où durablement s’établir, se fait alors vivement ressentir. Ni particulièrement « bankable », ni particulièrement « glamour » (s’il le fallait), la manifestation de la plasticienne revêt une importance certaine sur le plan esthétique, social et politique. La sensibilité a des raisons que le marché ignore.