Au Luxembourg, les relations Église-État ont connu des moments fort mouvementés à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle.
D’abord les armées révolutionnaires françaises ont occupé notre pays pour en faire le « département des Forêts ». Cette occupation, qui durait jusqu’au congrès de Vienne, connaissait deux périodes, l’une, la première, marquée par la nationalisation des biens d’Église, l’autre, par le régime concordataire de 1801, suivi des Articles organiques de 1809, créant les fabriques d’église. C’est ce régime-là qui est appelé à disparaître grâce au projet de loi n° 7037 actuellement en élaboration.
Une deuxième crise remonte à la première partie du XIXe siècle avec la nomination du premier évêque de Luxembourg, Mgr Laurent, et son conflit avec le gouvernement de l’époque. Ce conflit, qu’on pourrait qualifier d’institutionnel, a été résolu grâce au Roi Grand-Duc qui est intervenu auprès du pape aux fins de rappeler l’évêque à Rome. Le prélat était appuyé par son clergé et par les fidèles qui se battaient contre le gouvernement de Blochhausen.
Actuellement nous vivons une troisième crise qui est à la fois patrimoniale et institutionnelle. Elle est patrimoniale parce que l’État vise à supprimer les fabriques d’église et à les exproprier de leurs biens au profit d’un fonds diocésain à créer. Elle est institutionnelle, parce que ce qui est en définitive en jeu c’est la restructuration des forces politiques au Luxembourg, grâce à une atteinte massive au Hinterland socio-économique du parti chrétien-social, pour la deuxième fois de son existence dans opposition à la Chambre.
Une démocratie représentative de coalition comme la nôtre est un régime de dialogue et de concertation, un régime où les initiatives des changements politiques se font à partir des besoins ressentis à la base de l’échelle sociale, rarement en haut de celle-ci.
Sans qu’il n’y ait de besoins évidents et urgents, l’actuelle majorité a décidé une séparation de l’Église et de l’État, non pas au niveau idéel (comment ferait-elle ?), mais au niveau matériel, en s’attaquant aux signes extérieurs d’une seule entité religieuse existant au pays.
Cette stratégie a été facilitée par une hiérarchie catholique inconsciente au départ, affectée d’une dormition profonde par la suite. C’est cet état d’esprit qui explique le projet de loi n° 7037, qui a pour base une convention signée le 26 janvier 2015 entre l’Archevêque et le ministre de l’Intérieur Dan Kersch. Un projet qui dispose des fabriques d’église, personnes morales autonomes, comme on partage un troupeau de moutons par delà la tête des intéressés.
Juridiquement le projet est une hérésie, politiquement c’est une bêtise, Talleyrand aurait dit une faute. Socialement il aboutit à diviser inutilement et à remettre en cause une paix sociale vieille de deux siècles.
L’Église avait peur d’affronter un référendum, peur d’être confrontée à une évaluation de son importance numérique au pays. Elle est tombée dans le piège du quantifiable. Peur d’être logée à la même enseigne que les athées ou agnostiques, dont on estime le nombre à quinze pour cent. Peur d’être taxée, ce faisant, de quantité négligeable, quantité sans commune mesure avec son rang social et le rôle qu’elle revendique.
Comme si le sacré et son apport en société, sa valeur ajoutée en quelque sorte, se mesuraient au poids ou au nombre. Pour éviter le référendum, l’Archevêque, conseillé par son vicaire général de l’époque, défroqué depuis, a signé la convention de 2015 qui sert actuellement de levier au gouvernement pour réaliser son projet de loi.
Quant au clergé, il y a ceux qui tendent la joue droite après avoir été frappés sur la gauche. Et il y a ceux qui se rebiffent et dont tout porte à croire qu’ils ont été récemment rappelés à l’ordre par leur hiérarchie. C’est dans ce contexte qu’il faut lire une lettre circulaire de Monseigneur Mathias Schiltz, ancien vicaire général, à l’ensemble des membres du clergé, lettre par laquelle il explique que la désobéissance à l’égard de la hiérarchie peut des fois être justifiée tant au regard de la conscience que du droit canon1.
Le Syfel, c’esct-à-dire le Syndicat des fabriques d’église au grand-duché, auteur d’une pétition qui a recueilli plus de onze mille signatures d’appui, milite activement contre le projet et a entraîné dans son sillon à peu près la moitié des fabriques. D’autres se sont accommodées avec les communes, pressées à ce faire par le ministre de l’Intérieur.
Que plus d’une centaine de fabriques se rebiffent et agissent judiciairement contre le chef spirituel de l’Église, c’est du jamais vu, c’est une révolution de palais, une révolution contre le palais archiépiscopal !
Abandonné par sa hiérarchie, délaissé par les « faux-frères » accommodants, le Syfel et les fabriques d’église à sa suite ont donc décidé en désespoir de cause le recours à la justice. Après tout quand le pot de terre est menacé par le pot de fer, il n’y a que le juge pour remettre de l’ordre et refaire la paix sociale.
L’action judiciaire vise l’État, le gouvernement, le ministre de l’Intérieur et l’Archevêque. En gros elle tend à obtenir l’annulation de la convention du 26 janvier 2015 qui sert de base légale au projet n° 7037, au motif que de ce qui est nul ne saurait sortir aucun effet d’aucun ordre.
Les arguments de droit développés dans la demande, partiellement appuyés sur un avis juridique du professeur Delpérée, spécialiste de droit constitutionnel belge, visent à arrêter une illégalité en marche en pointant du doigt l’ensemble des textes et principes violés à la hâte par le gouvernement pour arriver à sa fin.
Le recours à la justice vient à point nommé, alors que le Conseil d’État est occupé à aviser le projet n° 7037 et que l’audition du Syfel à la Chambre, suite à la pétition qu’il a initiée, est fixée au 23 janvier 2017.
Que l’Archevêque et le ministre de l’Intérieur soient assignés cela va de soi, alors que ce sont ces deux personnes qui ont signé la convention de 2015. Mais pourquoi assigner à la fois l’État et le gouvernement ? L’État est la personne morale de droit public par excellence. Personne morale qui agit dans la présente cause par l’intermédiaire du gouvernement. Les signatures du gouvernement engagent l’État. Ces engagements sont légaux, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient par là même légitimes, loin de là.
Conformément à l’article 50 de la constitution, « les députés votent sans en référer à leurs commettants et ne peuvent avoir en vue que les intérêts généraux du Grand-Duché ». Cet adjectif a son importance, car « intérêts généraux » s’oppose à « intérêts partisans ou particuliers ».
Avant son élection le candidat X est partisan. Par son élection il est devenu l’élu X et s’est muté de ce fait en représentant responsable à l’égard du peuple et des intérêts généraux de la nation. Ce qui vaut pour les députés vaut a fortiori pour les ministres, car eux aussi représentent le pays dans son ensemble. Eux aussi ont prêté, comme les députés, le serment prévu à l’article 57 de la constitution avant de devenir membres du gouvernement.
Or les intérêts généraux du pays ne se retrouvent aucunement dans cette séparation réalisée au pas de course par un gouvernement se déclarant agir pour compte de l’État.
Dans un régime de représentation proportionnelle, les électeurs ignorent si leurs élus feront partie du prochain gouvernement dans la mesure où, pour gouverner, il faut réaliser une coalition obtenant une majorité à la Chambre des députes. Or qui dit coalition, dit consensus sur un programme de gouvernement, distinct des divers programmes électoraux des parties qui constituent le gouvernement.
Les aspirations des électeurs sont donc mises en échec à l’occasion de la négociation du programme de gouvernement, ceci toujours indépendamment de sa réalisation concrète, car ce programme est le fruit d’âpres discussions entre coalitionnaires et n’a pas été soumis à l’appréciation des électeurs.
Il résulte de ce qui précède qu’en démocratie représentative vous avez beau choisir des personnes représentant un certain programme politique, vous ne savez jamais si, et dans quelles circonstances ou conditions, ce programme sera appliqué. C’est ce qu’on pourrait appeler le vice caché du système, vice important dont il faut toujours avoir conscience. En d’autres termes les électeurs ne sont jamais les maîtres du jeu politique en définitive.
Qu’on ne nous raconte donc pas que cette séparation de l’Église et de l’État, telle qu’elle résulte du projet n°7037 soit une image fidèle de la volonté populaire, ni au moment où la coalition a été forgée, ni à l’heure actuelle. Le nombre des signataires de la pétition du Syfel et l’avis du Syvicol prouvent le contraire. Le projet n’a aucune légitimité car il ne cible pas les intérêts généraux du pays.
Un arrêté royal grand ducal du 9 juillet 1857, plusieurs fois remanié, mais toujours en vigueur, contient à l’article 8 dernier alinéa un texte de la teneur suivante : « Les affaires qui concernent à la fois plusieurs départements sont décidées en Conseil ».
L’article 10 de cet arrêté dit à l’alinéa premier : « La responsabilité de toute mesure arrêtée en Conseil appartient aux membres qui y ont concouru ». Selon l’alinéa 2 : « Le membre qui a fait constater au procès-verbal son vote dissident est affranchi de toute responsabilité ». L’alinéa 3 quant à lui dit : « Les décisions du Conseil sont exécutées par le membre au département duquel ressortit l’affaire ».
Il est un fait que l’organisation des cultes, entre autres du culte catholique, est une affaire du ministère de l’Intérieur, non pas tellement en raison du culte proprement dit, mais à cause de la législation napoléonienne concernant les fabriques d’église et de la participation au financement de ces fabriques par les budgets communaux.
Ce qui n’empêche cependant pas que la question du culte catholique, comme de tout autre culte, relève essentiellement du ministre ayant dans ses attributions les cultes, c’est-à-dire en l’occurrence le Premier ministre Xavier Bettel.
En effet, l’arrêté grand-ducal du 24 juillet 2014, portant constitution des ministères, attribue, à l’article 1, au ministre des cultes compétence pour les « relations avec les communautés religieuses – convention découlant de l’article 22 de la Constitution ». La convention de 2015 in fine renvoie expressément à son approbation par la Chambre selon l’article 22 de la Constitution, approbation jamais obtenue, parce que jamais sollicitée.
On ne saurait dans cette matière séparer le temporel du spirituel, c’est-à-dire l’administration financière de l’exercice du culte proprement dit, alors que précisément les fabriques sont appelées à financer cet exercice. Comme donc au moins deux ministères étaient intéressés de très près à cette convention, celle-ci a du être délibérée et décidée par le gouvernement en conseil.
En conséquence la signature de la convention « Pour le Gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg, Le ministre de l’Intérieur » n’a pu se faire qu’après délibération en conseil de gouvernement et suite à une délégation à Kersch par le gouvernement en conseil aux fins d’engager l’État par sa seule signature à l’exclusion de celle de Bettel, le grand inconnu du dossier. Or tout porte à croire que cette procédure n’a pas été respectée ! Appelé à aviser la constitutionnalité du projet n°7037, le professeur Delpérée écrit dans son avis du 27 novembre 2016 :
« L’opération qui conduit une personne publique, l’État, forte de l’accord d’une autre autorité publique l’Archevêché, à supprimer des personnes morales de droit public, à savoir les fabriques d’église, aux fins de créer une autre institution – publique ou privée, ce qui reste à déterminer – et à lui transmettre les droits, les biens et les obligations des autorités dissoutes pose un autre problème. L’Église (avec une majuscule) n’est pas le porte-parole des fabriques d’église (avec une minuscule). Dans ces conditions, la question se pose de savoir si, dans cette opération triangulaire, des concertations utiles ont été organisées entre les protagonistes, notamment avec ceux et celles qui, depuis plus de deux cents ans, ont assuré sur le terrain, et à la satisfaction du plus grand nombre, des tâches d’intérêt public. »
Il y a bien d’autres arguments de droit développés dans l’exploit d’assignation qui peut être consulté sur le site du Syfel (www.syfel.lu) auquel je renvoie.
« Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » La formule est, paraît-il, de Malraux. Ne connaissant pas le contexte dans lequel a été prononcée ou écrite cette phrase, il est impossible de dire ce que l’auteur, quel qu’il soit, a voulu exprimer.
Une chose est certaine, c’est qu’en Occident la diminution des pratiques religieuses va de pair avec des besoins concrets de spiritualité qui s’affirment et s’articulent loin des sentiers battus, souvent grâce à des syncrétismes étonnants. Tout se passe comme si ces besoins ne trouvaient plus canalisation et n’étaient donc plus pris en charge par une structure existante et traditionnellement reconnue.
Je persiste à croire que si les traditions reconnues ne comblent pas ces besoins de spiritualité, les traditionalistes, eux, s’en chargeront avec les conséquences que l’on connaît. Ce n’est pas avec des niaiseries, comme « religion = opium pour le peuple », que l’on fera l’avenir dans des sociétés dignes de ce nom.
Les églises ne sont jamais que des signes visibles de l’invisible auquel on croit ou on ne croit pas, le visible charrie l’invisible et un monde sans foi, sans charité et sans espérance n’existe pas, comme la vie ne saurait exister sans oxygène.