Elle peut remplir quelques pages à la fin du menu, se tenir sur une ardoise accrochée au mur, garnir un gros volume relié ou s’afficher sur une tablette dernier cri… La présence d’une carte des vins est une évidence dans la plupart des restaurants. La couleur du breuvage, sa provenance et son prix sont les critères de sélection les plus souvent avancés par les clients. Le vin représente en moyenne un tiers du chiffre d’affaires d’un établissement et peut même peser plus lourd dans la marge brute. Ce qui en fait un levier vraiment rentable s’il est exploité correctement. La création de la carte des vins et la constitution de la cave ne doivent donc pas être laissées au hasard. « Bien sûr, c’est le travail du sommelier. Mais de moins en moins de restaurants choisissent d’embaucher une personne uniquement pour cela », se désole Niels Toase. Aujourd’hui professeur à l’École d’hôtellerie et de tourisme à Diekirch, il a été sommelier dans plusieurs restaurants gastronomiques, il est passé par la case de conseiller chez un importateur, il produit du vin en Allemagne et il a remporté le titre de meilleur sommelier du Luxembourg 2014. Cet observateur avisé estime que le domaine des vins au restaurant a « besoin de remise en question face à l’augmentation des prix et aux changements d’habitude de consommation. »
Cette réflexion commence par la manière de s’approvisionner. La majorité des restaurateurs achètent leurs vins chez des importateurs et des grossistes. Certains se fournissent directement chez les producteurs, notamment chez les vignerons luxembourgeois. Plus rarement, ils font appel à des acheteurs indépendants ou recherchent des bouteilles en ligne ou dans les ventes aux enchères. Le Luxembourg compte plus de 600 distributeurs avec une licence d’importation de vins. « Ça veut dire un par cent habitants ! C’est très morcelé : Il y a des particuliers qui achètent une palette (600 bouteilles) par an pour eux et leurs amis et collègues, ou des gros importateurs qui jonglent avec plusieurs millions de bouteilles », détaille Niels Toase. Parmi les mastodontes, Bernard-Massard vend un demi-million de bouteilles aux restaurants par an, ce qui représente un tiers de son chiffre d’affaires (les particuliers et la grande distribution constituent les deux autres tiers). « Notre taille nous permet de négocier les prix avec les producteurs. Mais notre rôle est aussi de suivre le marché et de trouver des nouveautés, de stocker dans des bonnes conditions et de conseiller et livrer nos clients », détaille son patron, Antoine Clasen. En tant que producteur de vins et crémants, Bernard-Massard veut évidemment placer ses propres vins, « mais les vins étrangers, surtout les références connues, sont notre porte d’entrée », constate-t-il. Aussi, les importateurs se battent pour avoir l’exclusivité de tel ou tel domaine qui fera belle figure dans leur catalogue et pour élargir leur gamme avec des régions et des producteurs diversifiés.
En visitant l’impressionnant entrepôt chez Wengler, autre grand importateur qui peut se targuer de plus de 460 000 bouteilles vendues aux restaurants annuellement (dont plus de 300 000 bouteilles de vin, le reste sont des champagnes et des spiritueux), Charline Wengler, directrice marketing insiste sur le travail en amont. « La recherche de domaines intéressants est permanente. Nous rendons visite aux producteurs, mais nous observons aussi ce que nous buvons dans les restaurants à l’étranger. » Elle parle aussi transport (de préférence en hiver pour que les vins ne souffrent pas de la chaleur) et stockage (à une quinzaine de degrés). La jeune femme tire aussi fierté de la réserve d’anciens millésimes de quelque15 000 bouteilles. « Dans certaines référence, on prélève chaque année quelques bouteilles en fonction de ce qui est disponible. Après dix ans, on peut faire une release. On les vend alors au prix du millésime de l’année. C’est intéressant pour les restaurateurs qui n’ont souvent pas la place pour stocker ».
Outre la question de l’espace, les restaurants n’ont pas forcément la trésorerie nécessaire pour l’immobilisation de ces stocks. Aussi, les distributeurs assument cet aspect et livrent leur clients au fur et à mesure. « Les restos fonctionnent en flux tendu pour étaler leur dépenses. Mais le secteur est fragile, les faillites et impayés sont fréquents. Il faut avoir les reins solides », analyse Niels Toase. Malgré cela, l’expert insiste sur la réflexion que doit mener le sommelier à long terme. Il parle de « profondeur de cave », comme on parle de profondeur de banc au football : Il faut de la diversité pour répondre aux différentes situations. « Disposer de beaucoup de références, c’est comme piocher dans une grande bibliothèque. » Avoir du choix assure aussi plus de ventes : « Plus on a de vins sur la carte, plus on en vend. »
Olivier Petit a reçu le titre de Sommelier de l’année 2024 par le Gault&Millau Luxembourg. Il œuvre depuis vingt ans au restaurant Mosconi où il règne sur une cave de 300 références, principalement des vins italiens. « Quand je suis arrivé, il y avait déjà une cave solide, avec des vins qui venaient parfois du Domus (l’établissement que les Mosconi tenaient à Esch de 1986 à 2000, ndlr). J’ai poursuivi ce travail en m’appuyant sur plusieurs importateurs. » Depuis le temps qu’il est en poste, il a appris à connaître les goûts de ses clients qui lui font généralement confiance. « Je sais ce que je peux leur proposer. » À chaque changement de carte, tous les trois mois, il repense aussi la carte des vins, pour suggérer des crus adaptés aux plats. « Cela veut dire, chercher d’autres choses, aller puiser dans d’autres domaines ou d’autres années. »
Peu de restaurants emploient un sommelier ou une sommelière. La conception de la carte, y compris jusqu’à son graphisme et sa mise en page, est souvent réalisée par le distributeur. « Pour constituer une carte équilibrée, il faut des provenances et des prix variés, en adéquation avec le style de restaurant, sa localisation et les prix du menu, tout en tenant compte des goûts du responsable », commente Arnaud Vaingre, sommelier et un des associés de Vinoteca. Il compte dans sa clientèle des restaurants très variés – des italiens, des asiatiques, des brasseries, des pubs à burgers, des bistrots à assiettes à partager – qui affichent des niveaux de prix très larges. « Nous n’allons pas remplacer un sommelier au quotidien, mais notre travail est d’accompagner le restaurant dans tous les aspects du vin. » Outre la sélection des vins, il propose de former les équipes, il transmet des commentaires de dégustation, des conseils d’accords avec les plats. « Dans la mesure du possible, on déguste avec le personnel, on leur présente les régions, les appellations, quelques mots-clés sur les cépages ou les arômes. Quand les serveurs sont bien formés, ils vendent mieux. »
Arnaud Vaingre tient aussi à différencier les offres, car ses clients sont parfois voisins les uns des autres, comme dans les rues du centre-ville de Luxembourg où il livre aussi bien le GoTen que l’Urban, La Lorraine que le Bazaar, le Bellamy que l’Apoteca… « Le marché luxembourgeois est très ouvert et très international, avec une belle culture du vin. C’est une chance pour aller au-delà des références classiques. » Il donne l’exemple du Kyosk au Kirchberg où l’exploitant, Manu Da Costa, lui a demandé des cidres et des gueuzes pour élargir ses propositions ; des produits qu’il a spécifiquement sourcés. Mathieu Manlay, représentant de Wengler auprès des restaurants après avoir été sommelier, notamment chez Ma langue sourit table sur le rapport humain et le dialogue. Il préconise un mix de grands noms, des vignerons connus, pour attirer le regard du client et le rassurer, avec des appellations qu’on voit peu, des innovations qui vont attirer les connaisseurs ou les audacieux. Un renouvellement de la carte est aussi indispensable pour coller aux tendances du moment, aux saisons, aux changements de carte.
Le prix est un des éléments importants que les restaurants observent à la loupe. Les importateurs donnent aussi des conseils sur cet aspect. Le restaurateur fixe généralement son prix de vente en multipliant par trois le prix d’achat de son vin. « Sur les flacons les plus chers, il vaut mieux appliquer une marge fixe, sinon les prix s’envolent et les vins ne se vendent pas », préconisent tous nos interlocuteurs. « Pour des vins bons marché, le coefficient est parfois beaucoup plus élevé », martèle le professeur Niels Toase. Deux vins au même prix sur la carte peuvent s’avérer de qualité très différente : un vin acheté quarte euros peut être vendu à 25 voire 28 euros, soit le même prix qu’un vin acheté à sept euros où le coefficient multiplicateur de trois est appliqué. « Les clients connaissent de mieux en mieux les vins. En quelques clics sur leur téléphone, ils trouvent les prix publics. Alors avec ce genre de calculs, ils clients font de moins en moins confiance aux restos et n’achètent plus autant de vin qu’avant », regrette-t-il. Quel que soit le niveau du restaurant, les clients ont tendance à choisir un vin dans le milieu tarifaire de la carte. Aussi, chez Wengler, Mathieu Manlay insiste sur la différence entre marge et volume : « Si le client apprécie le vin et qu’il est vendu à un prix raisonnable, il en reprendra, ou au moins il aura une bonne image du restaurant et en parlera. À l’inverse, certains prix font perdre la consommation… et la réputation. Mieux vaut vendre plus de bouteilles avec une marge moins élevée. »
La marge est beaucoup plus importante avec les vins vendus au verre. Parfois jusqu’à exagération : La Revue des vins de France relate : « Le sommelier d’un grand hôtel parisien confirme qu’avec le champagne à la coupe, la règle est simple : Le premier verre paie la bouteille ! » Sans aller jusque-là, il n’est pas rare de voir des verres vendus à sept ou huit euros d’une bouteille achetée à moins de dix. Cependant, les clients voient dans cette consommation, une manière de dépenser moins au total, de tester plusieurs vins et un moyen de maîtriser leur alcoolémie, notamment le midi ou lors des « afterworks », où l’on commande moins facilement des bouteilles. Dans le même temps, le vin au pichet, connoté de manière négative, a quasiment disparu. En matière de marge, Arnaud Vaingre de Vinoteca ajoute : « On fustige les marges sur le vin, mais sur un cocktail, sur les eaux ou les cafés, les marges sont bien supérieures ». Niels Toase lui emboîte le pas : « Les sommeliers ne sont pas assez formés à d’autres boissons qui peuvent faire gagner de l’argent au restaurant. »
Les distributeurs sont aussi sollicités pour aider les restaurants dans leurs investissements. « Nous installons des machines pour les vins au verre ou des armoires de stockage, nous offrons des remises sur volume ou sur objectif », précise Charline Wengler. Les distributeurs généralistes font aussi partie de ce paysage et financent en partie l’installation de leurs clients. Certains restaurants, qui préfèrent ne pas être cités, pointent l’obligation de commander certaines quantités auprès du dépositaire qui leur cède la licence de cabarettage. « Quand on ne vend pas assez de leurs bières ou de leurs eaux, on doit compléter le chiffre d’affaires en achetant leur vin, sous peine de pénalités », dénonce un restaurateur anonyme. Face au Land, Isabelle Lentz, à la tête de Munhowen dément cette pratique. « Nous prêtons souvent de l’argent aux établissements. Cela représente quatre millions d’euros par an. Ces prêts peuvent être remboursés à travers les remises de fin d’années, accordées en fonction des ventes ou directement », détaille-t-elle. Munhowen ne se considère cependant pas comme un spécialiste du vin : « D’autres ont plus d’expérience et d’autres types de références. Nous ne couvrons pas cent pour cent d’une carte des vins. »