L’acquisition du grossiste Boissons Heintz par la famille brassicole Lentz (Bofferding, Battin, Munhowen) devait être ressentie comme une provocation par l’Autorité de la concurrence. Cela fait des années que l’Autorité a le secteur dans sa ligne de mire. Or voilà que le numéro 1 de la distribution des boissons avale sa principale concurrente, s’assurant une belle position dominante. À défaut d’un contrôle des concentrations au Luxembourg, il restait une ultime voie de recours : La Commission européenne. Ce joker, l’Autorité de la Concurrence l’a tiré le 7 février. Vendredi dernier, la Commission a informé qu’elle acceptait la demande de renvoi du Luxembourg, notamment parce que le rachat « menace d’affecter de manière significative la concurrence dans le pays demandeur ».
Le deal entre Roland Heintz et Georges Lentz Jr avait nécessité 18 mois de négociations, avant d’être finalisé le 31 janvier. Il court désormais le risque (lointain mais réel) d’être annulé sur ordre de Bruxelles. L’acquisition passera par les moulins du Berlaymont. La Brasserie nationale se retrouve pris dans l’engrenage. Elle devra d’abord notifier les détails du merger à Bruxelles, détails qui seront publiés à fur et à mesure en ligne. Débutera alors la « phase I » de la procédure : La Commission disposera de 25 jours ouvrables pour faire un premier relevé, basé entre autres sur des entretiens avec les « market participants ». (La fédération de l’Horesca s’est montrée jusqu’ici étonnamment peu critique face à la concentration de pouvoir.) Si jamais des questions demeuraient, pourrait alors débuter la « phase 2 ». Les technocrates de la DG Concurrence auraient alors 105 jours ouvrables pour pondre une analyse économique « en profondeur », incluant notamment des documents internes des entreprises visées. C’est tout le système anachronique des « licences volantes » et des « privilèges de cabarettage » qui pourrait ainsi entrer dans le champ d’analyse de la Commission. En fin de processus, trois alternatives : Un OK inconditionnel, un accord lié à des conditions (« remedies ») ou une interdiction pure et simple.
Les Lentz ont très peu apprécié. Ils pointent du doigt leur rival : Ce serait « le géant mondial AB-Inbev » (propriétaire de la Brasserie Diekirch) qui aurait dénoncé le deal auprès de l’Autorité de la concurrence, écrit Munhowen dans un communiqué, publié vendredi dernier. Ce n’est pas la première fois que les deux principales brasseries se frittent. Au lendemain de son rachat de la Brasserie Diekirch-Mousel, AB-Inbev (à l’époque Interbrew) avait dénoncé une entente illicite conclue quinze ans plus tôt. Les brasseries se virent condamnées à payer un demi-million d’euros pour suspicion de cartel (sauf Interbrew qui put plaider la clémence).
24 ans plus tard, la situation est plus cocasse. Car c’est AB-Inbev qui a rendu possible le deal entre Lentz et Heintz : En vendant ses dix pour cent de parts dans Boissons Heintz, la multinationale belgo-brésilienne a ouvert la voie au rachat intégral. Mais une fois que l’opération se concrétisait, AB-Inbev a conseillé à ses cafetiers de passer par d’autres dépositaires. Le grossiste Munhowen se dit étonné par l’enquête bruxelloise. Ce serait une première pour une opération impliquant « deux acteurs régionaux », dont le chiffre cumulé « ne dépasse pas les 130 millions d’euros ». Comme d’habitude, les Lentz jouent la fibre patriotique : Le « rapprochement » (en fait un rachat) serait « pro-concurrentiel, et pas anti-concurrentiel », l’enjeu pour la Brasserie Bofferding étant de « pouvoir faire face à la concurrence des géants qui dominent le marché ».
L’intervention de Bruxelles a été rendue nécessaire par une lacune luxembourgeoise qui paraît de plus en plus extravagante. Le Grand-Duché est le seul pays de l’UE à ne pas disposer d’un contrôle des concentrations. « Overall, we consider the transaction an appropriate candidate for referral, as it would otherwise not undergo any merger control review in the European Economic Area », explique la Commission au Land. Le ministre de l’Économie sortant, Franz Fayot (LSAP), avait déposé un projet de loi fin août 2023, c’est-à-dire très tardivement, pour introduire un tel contrôle préalable. Il y a un mois, Isabelle Lentz assurait au Land que le moment de l’acquisition n’aurait pas été dicté par le calendrier parlementaire, mais par « un concours de circonstances. » Dans son accord de coalition, le gouvernement CSV-DP annonce que le projet de loi sera « réévalué ». Le nouveau locataire au Forum Royal, Lex Delles (DP), explique vouloir consulter, de nouveau, les parties prenantes : « Nach eng Kéier een Tour dréinen ». Les milieux d’affaires locaux ont été opposés à un tel contrôle au préalable qui, à leurs yeux, menace l’éclosion de champions nationaux. Le cas Munhowen-Heintz illustre une nouvelle réalité : Le traditionnel « pragmatisme » patronal est devenu source d’insécurité juridique.