Le numéro 2 des grossistes, Boissons Heintz, vient d’être racheté par le numéro 1, Munhowen. Exprimé en termes brassicoles : La filiale de distribution de Bofferding a repris la filiale de distribution de Diekirch. Une victoire manifeste pour les Lentz, propriétaires de la Brasserie nationale (Bofferding, Battin, Lodyss), qui consolident ainsi leur hégémonie sur le secteur horeca. Un revers potentiel pour les cafetiers et restaurateurs, qui devront composer avec un acteur en position dominante. Le grossiste en position de quasi-monopole fera la pluie et le beau temps, et pourra imposer ses marques et ses prix. L’éternel président de la fédération Horesca, Alain Rix, n’y voit pourtant pas de problème : « On estime que nos membres sont contents », dit-il au Land. Ce seraient deux sociétés privées qui fusionnent, et il n’aurait pas de commentaire à faire : « Do kënne mir momentan net raspillen ».
Avec 85 millions d’euros de chiffre d’affaires (1,7 million de résultat en 2022), Munhowen est le numéro 1 incontesté parmi les grossistes. Son ancien rival Heintz affiche un chiffre d’affaires de 38,2 millions et un bénéfice de 625 500 euros. La fusion entre les deux crée une grande force de frappe sur un petit marché. C’est Isabelle Lentz qui se retrouve à la tête de ce nouveau grossiste, dont elle a pris la direction il y a deux mois. (En parallèle, son frère, Mathias Lentz, a repris la brasserie.) Ils sont héritiers « en dixième génération » de la dynastie brassicole des Funck-Bricher. Leur père a fait preuve d’un sacré flair. En 1975, Georges Lentz Jr pousse à une fusion avec Bofferding qu’il rachète en 1987. En 2004, il acquiert Battin, une petite brasserie eschoise, qui s’est établie comme nouvelle marque star. En 2020, il concurrence Rosport (au CA duquel il avait siégé), en lançant sa propre eau minérale, Lodyss. En parallèle, il veille à contrôler le circuit de la distribution, s’alliant d’abord avec Hippert Boissons en 1992, dont il prend rapidement le contrôle, puis rachetant, en 1999, le dépositaire Munhowen. Cinquante ans d’intégration horizontale et verticale ne lui ont pas fait que des amis. Dans ses mémoires parues fin 2023, Paul Bofferding (héritier de la brasserie éponyme) fait un portrait au vitriol de Georges Lentz Jr : « Il avait, d’un côté, une éducation à l’américaine teintée de hardiesse : il faisait montre d’une grande arrogance », tout en admirant son « culot ».
L’info de la fusion ayant fuité, une conférence de presse fut hâtivement convoquée début février. Dans leur communication officielle, les deux entreprises parlent d’une « union ». En réalité, il s’agit bien d’une reprise. Le 31 janvier 2024, l’intégralité des parts sont passées de Roland Heintz aux Lentz. Isabelle Lentz ne communique pas sur le montant, sauf à préciser que celui-ci dépasserait les dix millions d’euros. Les négociations ont duré 18 mois. Le principal écueil étaient les dix pour cent de parts détenues par AB Inbev. La multinationale belgo-brésilienne, propriétaire de la marque Diekirch, a finalement cédé sa participation, ouvrant la voie à une reprise par sa concurrente. Le mastodonte de la bière (Budweiser, Corona, Stella Artois, Beck’s et Leffe) a réduit sa présence au Luxembourg au strict minimum. Ses « country managers » restent rarement plus de deux ans, avant de continuer leur carrière. Reprendre un distributeur de boissons, cela ne correspondait pas à la stratégie d’AB Inbev. (Son actuel CEO au Luxembourg, le jeune Néerlandais Dennis Willaert, n’a pas répondu aux demandes d’interview du Land.)
Le secteur se réduit comme une peau de chagrin : Le nombre de bistrots a chuté de moitié depuis les années 1950. La fusion y crée un malaise tangible : Les Lentz utiliseront-ils leur domination pour évincer la bière Diekirch et les eaux Rosport et y installer, à coups d’avantages commerciaux et de clauses d’exclusivité, leur propre production (Bofferding, Battin et Lodyss) ? S’agit-il d’une autre offensive, peut-être décisive, contre les concurrents ? La Brasserie de Diekirch cherche à se mettre à l’abri. À une grande partie de ses clients, elle a ainsi conseillé de passer dorénavant par d’autres dépositaires. Une décision que regrette Isabelle Lentz : « On a le sentiment qu’ils veulent maintenant casser le deal. Pourtant AB Inbev avait consenti à céder ses dix pour cent dans Heintz, alors qu’ils savaient qui allait reprendre par la suite. On leur avait assuré que les anciens contrats seront respectés, avec des équipes dédiées. »
À Wiltz, la Brasserie Simon a toujours veillé à maintenir sa propre logistique de distribution. Une décision stratégique censée garantir son indépendance vis-à-vis des deux grands Bofferding et Diekirch. À côté de la guerre des bières, un autre front s’est ouvert : Rosport contre Lodyss. Isabelle Lentz tente d’apaiser. Après des années de progression forte, La situation se serait « agependelt », et le chiffre d’affaires de Lodyss commencerait à stagner. La marque misant exclusivement sur des bouteilles consignées, cela laisserait tout le segment du plastique au concurrent de l’Est. (Selon Rosport, 45 pour cent de sa production est vendu en plastique.)
Beaucoup s’attendaient à ce que Boissons Heintz soit vendu un jour, mais peu pensaient que cela irait tellement vite. Les deux filles de Roland et Myriam Heintz ne voulant reprendre l’entreprise, un repreneur externe allait se présenter tôt ou tard. Que ce soit le principal concurrent semble logique d’un point de vue économique. D’un point de vue psychologique, cela l’est beaucoup moins. Car entre Munhowen et Heintz la concurrence était féroce, les tentatives de démarchage incessants. Chaque côté guettait des défaillances de l’autre pour étendre son réseau et y imposer ses marques-maison. Une guerre de position, café par café, restaurant par restaurant. En rachetant son concurrent, la famille Lentz est passée à la guerre de mouvement, chamboulant le marché.
Isabelle Lentz essaie de calmer les peurs suscitées par la fusion. La nouvelle directrice de Munhowen-Heintz assure qu’elle ne va pas déployer sa nouvelle force de frappe à l’intérieur du pays. « Ce n’est pas ma prétention de tout reprendre au Luxembourg… C’était peut-être plus celle de la génération d’avant », dit-elle, en se démarquant discrètement de son père qui a toujours affiché ses visées hégémoniques. Les Lentz jouent traditionnellement sur la fibre nationale, mettant en garde contre l’arrivée d’un mastodonte étranger s’accaparant l’ensemble du marché. Tout en faisant l’éloge du protectionnisme, ils promettent que leur expansion se fera en-dehors des frontières nationales.
Ils visent la France où la Brasserie nationale voit le plus de potentiel de croissance. (Quinze pour cent de sa production y est actuellement écoulée.) Six commerciaux ont pris leur « petit bâton de pèlerin » et parcourent le Grand Est, allant de bistrot en bistrot pour convaincre les tenanciers des mérites de la Bofferding, raconte Isabelle Lentz. « Du relationnel et du terrain » au rythme de quarante visites par semaine. Pour s’attaquer à ce marché (dominé par la multinationale Heineken), il faudrait une « homebase stable ».
On ne serait pas pressé, assure Isabelle Lentz. Avant de définir un plan pour le nouveau groupe, la situation devrait être analysée au cours des 18 à 24 prochains mois. Selon ses estimations, « très rudimentaires », l’ensemble du marché des livraisons de boissons au secteur horeca pèserait un demi-milliard d’euros. Mais les cafés et restaurants ne représenteraient qu’environ quarante pour cent du chiffre d’affaires de Munhowen, le reste se divisant entre les livraisons aux supermarchés et aux petro shops, les ventes aux particuliers et le « office market ». Isabelle Lentz promet que « toutes les équipes seront maintenues », les deux entrepôts éventuellement aussi. Descendre les fûts de bière dans les caves, et en remonter les caisses de bouteilles vides : Le travail de livreur de boissons compte parmi les plus pénibles sur le marché de l’emploi. Isabelle Lentz dit offrir des écoles du dos à ses salariés, mais concède qu’il est de plus en plus difficile de trouver des chauffeurs et convoyeurs. « Certains commencent le matin et nous quittent au bout de trois heures, parce que les fûts de bière pèsent trop lourd ».
En avalant Heintz, Munhowen s’en assure la force de travail et la matière grise. Mais elle met surtout la main sur un réseau et un carnet d’adresses : Le responsable commercial, Oliver Mausen, restera ainsi en place, tout comme Myriam Heintz, la responsable logistique. (Le seul à avoir quitté la firme jusqu’ici, c’est le PDG himself, Roland Heintz.) C’est une tactique éprouvée : Les Lentz avaient ainsi démarché le directeur d’Interbrew Belgique-Luxembourg pour diriger leur brasserie et le chef de production de Rosport pour lancer leur eau minérale. La fusion donnera une nouvelle puissance d’achat à Munhowen, qui lui permettra de baisser ses prix (ou de maximiser ses marges). À la distribution exclusive de Super Bock, Orval, Clausthaler et Erdinger, le groupe Munhowen pourra ajouter le portefeuille de Heintz, dont les marques Chimay, Duvel et Bitburger. Les concurrents jouent dans une autre ligue. Les quatre frères Ruppert emploient ainsi 32 salariés, soit dix fois moins que Munhowen et Heintz.
Pour l’Autorité de la concurrence, la fusion constitue une énième blessure narcissique. La position dominante que celle-ci crée, touche à la raison d’être même de l’autorité, longtemps maintenue dans un état de faiblesse. Dans tous les États membres, une telle opération aurait enclenché un contrôle des concentrations. Sauf au Luxembourg qui reste le seul pays de l’UE à ne pas disposer ce cet outil anti-trust. Le ministre de l’Économie sortant, Franz Fayot (LSAP), avait déposé un projet de loi pour introduire le contrôle des concentrations. Il l’a fait au bout de deux ans de concertations, fin août 2023, c’est-à-dire trop tard. Dans son accord de coalition, le gouvernement CSV-DP annonce que le projet de loi sera « réévalué ».
Le mois dernier, face au Parlement, le nouveau chef au Forum Royal, Lex Delles (DP), a expliqué vouloir d’abord consulter, de nouveau, les parties prenantes : « Nach eng Kéier een Tour dréinen ». Des amendements devraient être élaborés, pour tenir compte de la « simplification administrative », disait Delles. Le libéral ne voulait pas se positionner sur la fusion entre Munhowen et Heintz : « Ce n’est pas mon rôle d’avoir une opinion là-dessus ». Comme l’avait remarqué le juriste Patrick Kinsch lors d’une conférence en 2017, la rigueur de l’ordolibéralisme (dont le droit de la concurrence est une émanation) « entrera toujours en conflit avec l’attitude opportuniste qui accompagne, sectoriellement, le pragmatisme des Luxembourgeois. »
Le premier projet de loi sur le contrôle des concentrations marquait une rupture, timide et tardive. Or, les seuils fixés restent étonnamment bas : Un chiffre d’affaires cumulé de plus de soixante millions d’euros (réalisés au Luxembourg) suffit à déclencher la procédure. Le merger entre Munhowen et Heintz serait donc tombé dans le scope de la loi. Isabelle Lentz assure que le moment de la fusion n’aurait pas été dicté par le calendrier parlementaire, mais par « un concours de circonstances. » L’exposé des motifs est pourtant clair : « L’Autorité veille que la prise de contrôle ne créera pas, par exemple, une position dominante sur un marché, qui menacerait le jeu de la concurrence ». Si une fusion est de nature à y porter atteinte « de manière significative », l’autorité devra l’interdire.
En même temps, le projet de loi laisse de la place à une certaine souplesse : En invoquant des considérations économiques, financières et sociales (notamment le sauvetage de banques), le Conseil de gouvernement peut passer outre l’Autorité de la concurrence. Une flexibilité devrait être étendue par le gouvernement Frieden, probablement le plus business friendly que le Luxembourg ait connu depuis Joseph Bech. La Fedil n’avait pas caché son mécontentement vis-à-vis du projet de loi initial. Elle pourra repasser à l’attaque. Parmi ces hardliners se trouve Jean-Louis Schiltz, ancien président du CSV et vice-président de la fédération patronale, par ailleurs membre du CA de la Brasserie nationale.
À défaut d’un contrôle des concentrations au Luxembourg, il restait une ultime voie de recours : L’Autorité de la concurrence aurait pu s’adresser à la Commission européenne. Ce joker, elle ne semble pas l’avoir tiré : « This transaction has not been formally notified to the Commission, as it does not appear to have an EU dimension », renseignent les services de la DG Concurrence à Bruxelles.
La politique ne veut pas toucher à la domination des brasseries sur les bistrots, qui est maintenue par le système des « licences volantes » (liées à une commune) et des « privilèges de cabaretage » (liés à un immeuble). Les cafetiers se sentent, fréquemment, ravalés au rang de quasi-franchisés par les deux brasseries, dont ils louent les murs et les licences et dont ils vendent les marques. Les contrats de vente exclusive leur dictent quelles bières ils doivent vendre, en fixant une quantité minimum à écouler. « Diverses sanctions sont également prévues dans l’hypothèse où l’exploitant ne respecterait pas l’obligation de distribution exclusive, en distribuant par exemple des marques de bières concurrentes », avait noté le Conseil de la concurrence dans une enquête sectorielle en 2019.
L’autorité s’était montrée peu amusée. Elle faisait le constat d’un « marché stagnant, fortement dominé par deux grands joueurs », tout en critiquant « les barrières à l’entrée sur ce marché ». Bref, il s’agirait d’« une possible entrave aux règles de concurrence ». Le Conseil de la concurrence avait communiqué ses griefs à la Brasserie nationale. « Ils peuvent toujours demander », avait réagi Georges Lentz Jr en 2020 face au Land.
« Une libéralisation » du système des licences serait « souhaitable », concluait le Conseil de la concurrence. La loi sur le cabaretage remonte à 1908, et devait inciter à la « modération ». (Le contingentement initial autorisait pourtant l’ouverture d’un débit de boissons alcoolisés pour 75 habitants, un ratio qui a progressivement été porté à 500.) La loi avait résisté à la directive Bolkestein de 2006. En 2010, le gouvernement déposait un projet de loi visant à lever les restrictions quantitatives. « Le ministre des Finances de l’époque, Luc Frieden, m’a confié avoir reçu des pressions », se rappelait Betty Fontaine, la PDG de la Brasserie Simon, en 2021 au Journal. Le projet de loi disparut dans les tiroirs ministériels.