La récente création mondiale au Théâtre National du Luxembourg de la pièce de Bernard Bloch (qui signe aussi la mise en scène) au titre provocateur, Les pères ont toujours raison, est un projet attirant à plusieurs titres, notamment l’écriture en français et la traduction en allemand de Florian Hirsch et Jean Jourdheuil. Les deux versions sont représentées alternativement, interprétées par deux comédiens, en français par Bernard Bloch lui-même, qui marque sous plusieurs approches la pièce, et en allemand par le comédien Marc Baum.
La comparaison des deux spectacles s’avère aussi très intéressante, en donnant un impact particulier au comédien qui peut, avec l’accord du metteur en scène, créer son personnage et favoriser ainsi une vision quelque peu différente, en mettant en valeur d’autres aspects. Bernard Bloch, très impliqué, donnant une vision de l’intérieur, Marc Baum une approche de l’extérieur, un peu comme une découverte ; ce comédien, « l’intrus » en quelque sorte, aborde le texte autrement. Sous cet aspect, le projet est une occasion privilégiée de découvrir l’apport du comédien mais aussi du rôle du passage d’une langue à une autre.
Bernard Bloch évoque dans Les pères ont toujours raison / Die Väter haben immer Recht la relation marquante qui nous influence par le biais de nos « maîtres », des personnes de référence. Pour lui, il s’agit de plusieurs rencontres avec l’auteur visionnaire Heiner Müller et du rapprochement de ce dernier avec son père. « Ma pièce interroge la relation que nous entretenons – ou n’entretenons pas – avec le savoir et les expériences de nos pères. » Quête et questionnement de la figure du père, des masques que chacun porte, le père d’élection et le vrai père.
Bloch a rencontré Heiner Muller à quatre reprises entre 1982 et 1995, d’abord à Berlin et plus tard à Paris. Des rencontres fondatrices, mais qui restent assez énigmatiques, selon lui. Il les réinvente dans son texte « dont le héros visible est Heiner Müller et le hidden hero, mon propre père ». Son père, un juif allemand, affiche une ironie plus mordante que celle de Müller, ce qui est peut-être dû aux souvenirs de persécutions de sa famille par les nazis puis à leur refuge en France. Il reste prudent, même méfiant, relevons ses mystérieuses paroles « maintenant ils vont revenir » à la Chute du Mur en 1989.
Bernard Bloch ne donne guère de commentaire poussé sur l’œuvre de Heiner Muller, un auteur marquant de la fin du vingtième siècle, qui pour lui se situe entre deux mondes, ne défendant pas l’Ouest qui s’adonne à la dépendance de la consommation, n’adhérant pas non plus à l’Est, dont le communisme n’évolue pas et reste prisonnier de la société policière de la RDA. C’est un visionnaire dont les intuitions se révèlent d’une prémonition inquiétante et pertinente.
L’auteur, qui comme comédien s’adresse directement aux spectateurs, semble parfois si pris par certains souvenirs qu’il les revit de l’intérieur : des moments très forts. En évoquant ses souvenirs, il sent sans doute d’une part la fragilité de l’utopie socialiste, de l’autre celle d’un monde esclave de la consommation et de ses conséquences. Ces deux pères illustrent-ils l’image d’un monde divisé, en recherche, mais éloigné de toute fraternité ? A chacun de trouver un chemin dur et rocailleux.
Pour rendre vivant ce récit théâtralisé , mis en lumière par Daniel Sestak, – la version française sert de référence à cette critique – qui relate entre autres des expériences personnelles, il faut embarquer le public, accueilli dans le foyer du théâtre et interpellé par le comédien Bernard Bloch, avant de prendre place dans la salle, où il découvre une scénographie de Raffaëlle Bloch, avec d’un côté une reconstruction du bureau de Heiner Müller avec, sur la table de travail plusieurs machines à écrire.
Le comédien s’y installe parfois ou, plus souvent, suit un parcours le long du plateau, devant le public, à l’occasion, il entreprend une curieuse montée vers un ‘sanctuaire’ de la consommation, un automate-débiteur de boissons, permettant de se désaltérer. Côté gauche sur scène, au piano, la pianiste exceptionnelle Chiahu Lee qui, sur des créations solos de Pascal Schumacher en synergie avec les textes, s’investit sur scène en « répondant » au comédien.
Les pères ont toujours raison un hommage à Heiner Muller ainsi qu’une réflexion personnelle sur la paternité, par le regard du fils-comédien engagé.