Aux marges de Los Angeles, le responsable du service des eaux de la ville, Hollis Mulwray, est retrouvé inerte dans un étang, en pleine période de sècheresse. Mort de noyade, révèle l’autopsie ; mais son corps regorge d’eau salée, alors qu’il a été repêché en eau douce... Quelque chose cloche. Une suite de paradoxes qui pose aussitôt l’intrigue de Chinatown (Polanski, 1974) et balaie les clichés qui entourent la ville californienne (Hollywood, la cool attitude, les plages bondées de jeunes femmes blondes à forte poitrine…). Car L.A. est ici méconnaissable ; son existence même, et donc sa pérennité dans le paysage américain, semble incertaine. C’est un mirage halluciné sur un désert, une vaste étendue de sable fondamentalement hostile à l’humain où l’eau a la valeur de l’or. Tout à la fois victime et héros de Chinatown, l’intègre fonctionnaire Mulwray offre à voir la face sombre de la cité : la corruption qui y règne du fait de la prédominance des intérêts privés sur le bien commun. Ainsi, si le film baigne initialement dans la lumière de Californie, il se referme progressivement dans l’obscurité la plus totale de Chinatown, sa destination finale.
On entre dans le vif du sujet dès les premières secondes : les photos d’un couple adultère surpris en plein ébat sexuel posent d’emblée le cadre voyeuriste dans lequel évolue son protagoniste, le détective privé Jack Gittes campé par un Jack Nicholson au sommet. Sa profession qui pose le problème de la porosité entre le privé et le domaine public. Ce métier peu reluisant, Gittes l’exerce sans scrupule parce qu’il sait que son business est loin d’être le pire au pays de l’oncle Sam. Toute une galerie d’hommes véreux défile en effet sous nos yeux : banquier chargé au prêt sur hypothèque, lieutenant de police soudoyé, ou encore ce richissime propriétaire (John Huston) entretenant une relation incestueuse avec sa propre fille (interprétée par Faye Dunaway) : soit une autre façon de signifier que les forces vitales ont été déviées de leur destination naturelle. Ce qui renvoie, là encore, au détournement de l’eau potable que connaît la ville. Nul n’est innocent, nous dit en somme Polanski, qui sera bientôt convoqué pour le viol de la jeune Samantha Gailey en 1977 (et pour lequel il fait toujours l’objet d’une demande d’extradition de la part des États-Unis). La présence au casting de John Huston n’est pas non plus anodine : on se souvient que celui-ci avait été impliqué dans la mort d’une jeune femme lors d’un accident de voiture qu’il avait commis en état d’ivresse dans les années 1930. Or Huston ne purgera aucune peine pour cela.
Parfaitement mis en scène, Chinatown est l’un des meilleurs films de Polanski. En dépit de son intrigue complexe, on y retrouve l’atmosphère des années 1930 et les beaux personnages déchus de la littérature policière américaine — le privé Gittes n’est rien d’autre que l’héritier du Philip Marlowe de Raymond Chandler. Mais c’est aussi en regard du présent que l’on peut évaluer ce film subtil et élégant, attachant comme l’est le personnage joué par Nicholson, qui se révèle aussi bien héroïque que ridicule avec son pansement sur le nez. Non seulement cette œuvre nous rappelle des faits réellement survenus à l’époque – en l’occurrence, les « guerres de l’eau » qui se déroulèrent en Californie et dont l’ingénieur William Mulholland servit de modèle au personnage de Hollis Mulwray. Mais cette intrigue prenant pour base l’approvisionnement en eau devient visionnaire en regard de l’urgence climatique que nous connaissons. Chinatown ? Un film à voir et à revoir en période de sécheresse.