Rien de mieux qu’un genre populaire comme le mélodrame pour répandre le plus largement possible des idées progressistes à travers des émotions. Telle est en tout cas la stratégie esthético-politique pour laquelle a opté Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) dès ses débuts derrière la caméra, empruntant tour à tour les conventions du film noir (L’amour est plus froid que la mort, 1969), du western (Whity, 1971), de la série TV (Acht Stunden sind kein Tag, 1972), puis celles du mélodrame sous la tutelle de son compatriote Douglas Sirk (1897-1987), exilé aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale. Né symboliquement en 1945, Fassbinder est l’enfant de cette société allemande déchue ; il trouvera en Sirk une figure paternelle dont il poursuivra l’héritage humaniste. Histoire d’amour entre une veuve (Jane Wyman) et son jardinier (Rock Hudson) en prise avec les mœurs de la petite bourgeoise américaine, All The Heaven Allows (1955) de Douglas Sirk est en effet le modèle hollywoodien dont s’empare Fassbinder pour réaliser Tous les autres s’appellent Ali (1974). La ligne de démarcation opérée dans ce dernier film n’est plus tant sociale – Ali est ouvrier, Emmi est femme de ménage – qu’elle ne se situe sur le double front de l’âge (Emmi est une vieille femme par rapport à Ali) et de la nationalité, c’est-à-dire de la naissance (Emmi est Allemande, Ali est Marocain, soit un « citoyen de seconde zone »).
Il suffit de regarder les premières images de Tous les autres s’appellent Ali pour aussitôt comprendre que nous sommes face à un grand film. Tout part d’une situation provoquée par le hasard (dehors il pleut, il faut donc s’abriter) : Emmi (Brigitte Mira) pénètre dans un bar qui se trouve être fréquenté par de jeunes immigrés marocains. Elle y fait la rencontre d’Ali (El Hedi ben Salem, qui fut par ailleurs l’amant de Fassbinder), un jeune homme élégant et fier qui, mis au défi par l’une de ses connaissances féminines, l’invite à danser. Après une valse et quelques mots échangés, tous deux repartent ensemble, disparaissant sous les yeux incrédules de l’entourage d’Ali. Quel peut être l’avenir de cet improbable couple maudit, piégé de toutes parts, tant par l’entourage d’Ali que par le voisinage d’Emmi ? Aucun mélange, aucune cohabitation ne semble possible entre amants de nationalités différentes : tel est l’amer constat que pose Fassbinder. Car la mesquinerie humaine n’a, semble-t-il, aucune limite dans l’Allemagne d’alors, elle-même divisée en deux parties opposées depuis l’érection du Rideau de fer. Alors qu’elle est depuis longtemps abandonnée de tous, à commencer par ses propres enfants, Emmi devient soudainement le centre de l’attention collective dès lors qu’elle accueille chez elle cet « Arabe »… Ce sont tout d’abord les mégères de l’immeuble qui commencent à alimenter les cancans, relayés ensuite par le propriétaire de l’immeuble qui demande à Emmi de ne pas héberger d’étranger. Puis c’est au tour de l’épicier de refuser de servir Ali, et enfin les propres fils d’Emmi, qui ne supportent pas que leur mère soit heureuse avec un homme à la culture et à la couleur de peau différentes. Toute une galerie d’affreux personnages – à la fois ternes, froids et antipathiques – est réunie dans ce film par Fassbinder.
Comme dans les tableaux de Francis Bacon, il n’y a nulle issue possible : les amants sont fatalement enfermés dans une cage sociale. L’amour est mise à mal sous la force de cet étau moral, qui n’est autre que la force de la peur, des préjugés, de la méchanceté, qui conserve les injustices de ce monde, ainsi que le dit bien le titre original du film (Angst essen Seele auf). Même Emmi ne serait pas vraiment Allemande, selon une voisine : parce que son nom sonne Polonais, parce qu’elle serait juive ? On l’ignore. Rester à jamais une étrangère aux yeux des autres, voilà le drame.