Fabriques d’église

Rendez à Dieu ce qui est à Dieu…

d'Lëtzebuerger Land vom 15.09.2017

« La critique juste donne de l’élan et de l’ardeur.
La critique injuste n’est jamais à craindre. » Alfred de Musset

Sous le titre « Rendez à César ce qui est à César … », Paul Schmit, conseiller spécial du ministre de l’Intérieur et auteur du projet de loi n° 7037, nous a gratifiés récemment d’un résumé et d’une analyse succincte de l’avis que le Conseil d’État a rendu sur ledit projet le 14 juillet 2017 (voir d’Land du 1er septembre 2017). Dans cet avis, l’auteur voit avant tout un satisfecit pour son travail, auquel il répond en donnant quitus de mission accomplie à la Haute corporation dont il a été membre de longues années durant.

Je dois laisser à des experts plus compétents en droit public et civil le soin d’une analyse plus fouillée de cette partie de l’article précité et me limiter à « ce qui est à Dieu ». De fait, dans sa récente publication, le conseiller spécial du ministre fait également une digression en droit canonique qui a essentiellement pour but de stigmatiser l’attitude du Syfel et de ses membres, désignés comme « détracteurs » de la solution préconisée par le projet n° 7037. À preuve cette affirmation que l’éditeur a pertinemment mise en relief : « Il est du moins curieux de voir des détracteurs de la fusion projetée des fabriques d’église qui bénéficie de l’appui de l’Archevêché, faire fi de la loi de l’Église catholique, tout en se réclamant de l’enseignement de cette même Église ».

À cet effet, notre auteur fait des dispositions canoniques relatives aux problèmes qui nous préoccupent une lecture qui serait, selon lui, également la lecture de l’Archevêché. J’avoue que j’ai de la peine à admettre cette dernière prétention de l’auteur, tant sa présentation est unilatérale et fragmentaire quant aux principes essentiels et généraux du droit canon et partiellement erronée dans le détail.

Les grands principes du droit de l’Église catholique

En matière de principes canoniques, notre auteur ne connaît que le principe hiérarchique : « Les exigences de discipline hiérarchique et d’obéissance face à l’autorité des pasteurs marquent le droit canonique ». L’Église a, certes, une structure hiérarchique, mais pas uniquement ni de façon unilatérale. M. Schmit croit devoir enchérir en affirmant que « l’Église catholique n’a rien de démocratique ». Sans doute pas au sens où l’entendent les États modernes, mais elle connaît de nombreuses structures collégiales et synodales1 qui tempèrent le pouvoir absolu et empêchent, autant que faire se peut, les abus de pouvoir.

Dans un discours historique prononcé le 17 octobre 2015 en plein Synode des Évêques, le Pape François a exalté la synodalité au point de déclarer que « le chemin de la synodalité est justement celui que Dieu attend de l’Église du troisième millénaire ». Et d’ajouter : « Une Église synodale est une Église de l’écoute, avec la conscience qu’écouter ‘est plus qu’entendre’. C’est une écoute réciproque dans laquelle chacun a quelque chose à apprendre. Le peuple fidèle, le Collège épiscopal, l’Évêque de Rome, chacun à l’écoute des autres ; et tous à l’écoute de l’Esprit Saint, l’Esprit de Vérité (Jn 14, 17), pour savoir ce qu’il dit aux Églises (Ap 2, 7) ». Aussi le Pape n’hésite-t-il pas de citer l’ancien adage « Quod omnes tangit ab omnibus tractari debet » (Ce qui concerne tous, doit être traité par tous), remontant à l’époque de saint Cyprien, évêque de Carthage et martyr au IIIe siècle.

C’est en vertu de ce principe de synodalité ou de collégialité que dans l’Église tout supérieur, à quelque échelon qu’il se situe, est entouré d’un conseil dont il doit entendre et, dans certains cas, suivre l’avis.

Finalement le conseiller spécial du ministre de l’Intérieur semble ignorer également que l’Église catholique et son droit tiennent en très haute estime le principe de subsidiarité. C’est pourtant sur la base de ce principe que les canons relatifs à l’organisation paroissiale, dans lesquels M. Schmit puise abondamment par ailleurs, attribuent l’administration des biens paroissiaux au curé entouré de son conseil économique – ce qui revient à une implantation locale !

Il est évident qu’une Église respectueuse de ces grands principes, remis en valeur par le Concile Vatican II, est aux antipodes de la conception induite par la lecture des dispositions canoniques que fait notre auteur. Celle-ci conduit, indépendamment de ses intentions, à accréditer l’image d’une Église surannée qui a pu avoir cours à l’époque de l’absolutisme des XVIIIe et XIXe siècles, voire à l’orée du XXe,mais qui a été corrigée et dépassée, aussi bien dans les textes que dans les faits, par le retour aux sources des traditions anciennes au Deuxième Concile du Vatican.2 Faut-il dès lors s’étonner que les adversaires de l’Église mettent à contribution cette image monolithique en traitant, d’une part, avec la seule hiérarchie, quitte, d’autre part, à décrier demain cette même Église comme l’un des derniers bastions et relents de l’absolutisme ?

De quelques interprétations erronées des canons invoqués par l’auteur

Venons-en à présent à l’examen en détail de quelques-uns des canons invoqués par le conseiller spécial, examen qui ne peut, évidemment, pas être exhaustif en l’occurrence.

Je commence par la référence aux canons 751 et 753 qui sont brandis pour dénoncer l’insoumission du Syfel et de ses membres au « magistère » de l’évêque, voire pour leur imputer une attitude quasi-schismatique. Ces canons se trouvent dans le Livre III du CIC qui traite précisément du « magistère », c’est-à-dire de la fonction d’enseignement de l’Église. Cet emplacement dans l’économie du CIC suffirait à lui seul pour montrer qu’ils sont cités hors propos dans le contexte actuel.

C’est en effet dans le cadre de l’enseignement de la foi que les évêques jouissent d’un « magistère authentique » qui requiert de la part des fidèles une adhésion assortie d’une « révérence religieuse de l’esprit » (can. 753). D’autre part, le schisme (can. 751) a toujours pour origine un écart de doctrine, notamment la négation de l’autorité du Pontife suprême. Or, le conflit qui oppose le Syfel à l’archevêque n’est nullement d’ordre doctrinal et ne justifie pas, dès lors, le recours aux deux canons sous examen. Se vérifie une fois de plus le vieil axiome qu’à vouloir trop prouver, on ne prouve rien.

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Par contre, s’agissant d’un confit dans le cadre de la fonction de gouvernement de l’Église (« ce que les Pasteurs sacrés décident […] en tant que chefs de l’Église » – can, 212), la référence aux canons 212 et 223 est pertinente. Encore ne faut-il pas oublier les §§ 2 et 3 du can 212 :

« § 2. Les fidèles ont la liberté de faire connaître aux Pasteurs de l’Église leurs besoins surtout spirituels, ainsi que leurs souhaits.

§ 3. Selon le savoir, la compétence et le prestige dont ils jouissent, ils ont le droit et même parfois le devoir de donner aux Pasteurs sacrés leur opinion sur ce qui touche le bien de l’Église et de la faire connaître aux autres fidèles, restant sauves l’intégrité de la foi et des mœurs et la révérence due aux pasteurs, et en tenant compte de l’utilité commune et de la dignité des personnes. »

Personne ne peut nier que le Syfel a dans un premier temps emprunté cette voie. Mais a-t-il été entendu, mieux : écouté ? Ou s’est-il heurté à un mur de silence ?

En ce qui concerne le canon 223 § 1, obligeant les fidèles de tenir compte du bien commun de l’Église, il y aurait lieu, surtout dans un contexte de jugements prudentiels, de préciser le vrai bien commun. Le Syfel n’a-t-il pas, de bonne foi, cherché le bien supérieur de l’Église ?

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Dans la suite de son article, M. Schmit cite les canons 515 et 537 – il aurait pu ajouter le canon 532 – pour montrer que le curé n’est pas seulement le pasteur propre de la paroisse, mais encore l’administrateur des biens de la paroisse, les membres du conseil économique paroissial – les fabriciens – étant réduits à la part congrue d’auxiliaires du curé.

Toutefois, l’auteur oublie de nous dire que ces canons n’ont pas vigueur dans l’archidiocèse de Luxembourg où l’administration des biens est régie par le droit particulier, lequel n’est autre, jusqu’à nouvel ordre, que le décret de 1809. Or, dans l’économie de ce décret, c’est le Conseil de fabrique qui administre les biens de la paroisse, le curé n’étant qu’un membre d’office.

Ces règles particulières n’ont pas été abolies par le Code de 1983, conformément au can. 20 qui stipule : « Une loi nouvelle abroge la précédente ou y déroge, si elle le déclare expressément, si elle lui est directement contraire ou si elle réorganise entièrement la matière ; mais une loi universelle ne déroge en aucune manière au droit particulier ou spécial, sauf autre disposition expresse du droit ». Le canon 1279 mentionne d’ailleurs cette exception au droit universel.

À noter également que l’institution de structures de gestion décentralisées du Fonds, sans personnalité juridique propre, agissant par délégation de la structure centrale, telles que prévues par le projet de loi n° 7037, ne satisferont pas aux exigences du droit universel qui attribue à la paroisse le statut de personne juridique (can. 515 § 3) et dispose que l’administration des biens ecclésiastiques revient a celui qui dirige de façon immédiate la personne à qui ces biens appartiennent (can. 1279-1).

L’assignation en justice

Reste le problème de l’assignation en justice, tant des organes de l’État que de la hiérarchie diocésaine, que M. Schmit juge irrégulière voire illégale au regard du droit de l’Église en vertu des canons 221 et 1288.

Le canon 221 interdit de porter les litiges internes à l’Église devant le for civil. Ils doivent être jugés par le for ecclésiastique compétent. Le canon 1288 interdit aux administrateurs d’une personne juridique publique d’engager un procès ou de répondre à une citation en justice au for civil au nom de cette personne juridique publique, sans avoir au préalable obtenu la permission écrite de leur Ordinaire.

À ce canon on pourrait ajouter une référence à l’article 77, toujours en vigueur, du Décret impérial du 30 décembre 1809 concernant les fabriques d’église qui stipule : « Ne pourront les marguilliers entreprendre aucun procès, ni y défendre, sans une autorisation du conseil de préfecture, auquel sera adressée la délibération qui devra être prise à ce sujet par le conseil et le bureau réunis », la préfecture étant en l’occurrence le ministère de l’Intérieur.

Or, il est de notoriété que le Syfel et une partie de ses membres ont jugé nécessaire de passer outre à ces dispositions. Je n’ai pas vocation à justifier ou à défendre le choix du Syfel. Il en est lui-même, à n’en point douter, pleinement capable. Mais je peux chercher à comprendre les tenants et aboutissants de l’option du Syfel.

Tout d’abord il faut rappeler que la critique n’est pas seulement permise dans l’Église (can 212, §§ 2 et 3), mais qu’elle y a une très longue tradition depuis saint Paul qui a résisté face à Pierre, le chef des apôtres, parce qu’il s’était mis dans le tort (Gal 3,11), jusqu’à sainte Catherine de Sienne qui a écrit au Pape Grégoire XI que la puanteur de ses manigances en Avignon parvenait jusqu’à Sienne. Même saint Ignace, qui est souvent présenté comme le champion de l’obéissance sicut cadaver, a en 1554/1555, donc peu avant sa mort, laissé à ses disciples une instruction qui leur permet d’exprimer itérativement leurs critiques à leurs supérieurs3.

Le Pape Pie XII, figure altière de la papauté, a quant à lui déclaré dès 1950 qu’il « manquerait quelque chose à la vie de l’Église si l’opinion publique faisait défaut, par une carence imputable aux pasteurs et aux fidèles »4. Un an plus tard il va jusqu’à affirmer que « dans les combats décisifs les initiatives les plus heureuses viennent fréquemment du front. L’histoire de l’Église fournit suffisamment d’exemples à ce propos »5. Le Pape Paul VI a emboîté le pas à son ancien maître en déclarant deux mois après son élection, dans un discours adressé à toute la Curie romaine le 21 septembre 1963, que la critique constitue une invitation à la réforme, une incitation au perfectionnement. « Nous devons accepter la critique qui nous entoure avec humilité, avec réflexion et également avec reconnaissance. Rome n’a pas besoin de se défendre en faisant la sourde oreille aux suggestions qui viennent de voix sincères … »

Il me semble que ces conseils n’ont pas été suivis avec empressement au début du litige porté actuellement devant les juridictions de l’État. Si les choses en sont arrivées à ce point, le refus de dialogue, persistant et obstiné, de la part de l’archevêque et, jusqu’à un certain point, de son administration, ainsi que l’opiniâtreté parallèle du ministre de l’Intérieur y ont contribué dans une très large mesure.

Pour obtenir l’autorisation dont question au canon 1288, les requérants auraient donc dû s’adresser à une autorité qui faisait la sourde oreille, tout en étant à la fois juge et partie. Ils auraient été dans la même situation en s’adressant au ministère de l’Intérieur, conformément à l’article 77 du Décret de 1809. Dans les deux cas, il y a un casus perplexus, quasiment inextricable.

Il en aurait été de même si, conformément au canon 221, le litige avait été porté devant le for ecclésiastique compétent, ce for étant celui de l’archevêque, une fois de plus juge et partie. Encore faut-il se demander si le litige dont s’agit est un litige interne à l’Église, dès lors que le pouvoir public y est impliqué et que par la signature de la Convention du 26 janvier 2015 comme par le dépôt de deux projets de loi afférents l’affaire était, de longue date, devenue une chose éminemment publique.

Restait la possibilité d’un pourvoi à l’autorité ecclésiale supérieure. Ce sont, pour l’archidiocèse de Luxembourg, immédiatement soumis à Rome, les organes du Saint-Siège. Mais quelles auraient été dans ce cas les chances d’aboutir, après que Mgr Paul Richard Gallagher, Secrétaire pour les Relations avec les États à la Secrétairerie d’État, eut, lors de sa visite au Luxembourg fin juin 2016, apparemment donné son aval à la politique conjointe de l’archevêque et du ministre de l’Intérieur.

Quoi qu’il en soit, l’assignation en justice apparaît, dans la situation extrêmement complexe et tendue qui s’est développée progressivement, comme un ultime recours. Pour en être arrivé là, les responsabilités sont toutefois partagées – inégalement, hélas !

La fiabilité du futur Fonds ?

Après toutes ces remarques critiques, nous devons finalement remercier M. Paul Schmit d’avoir confirmé nos appréhensions quant à la forme juridique d’établissement public que le futur Fonds de gestion des édifices religieux et autres biens relevant du culte catholique devra revêtir. Avec une franchise qui l’honore, le conseiller spécial avoue que « cet ancrage dans le droit public n’est pas anodin quant aux conséquences juridiques pour le patrimoine du fonds, notamment dans l’hypothèse où il serait supprimé. Une telle suppression que […] seule la loi pourra décider, soulève en effet la question de la portée de la prérogative du législateur de disposer du patrimoine qui deviendra en pareilles circonstances disponible ». Un peu plus loin l’auteur cite, en s’y ralliant apparemment, une conclusion de l’avis dissident du Conseil d’État : « Si une personne morale est créée dans un but d’intérêt politique, social ou intellectuel, les biens qu’il lui est permis d’acquérir pour atteindre ce but appartiennent à la Nation au jour où elle disparaît ». Quel singulier et ironique retour des choses ! Avec les biens d’Église (re)convertis en « biens nationaux » nous retomberions bel et bien dans la situation de la Révolution Française à laquelle Napoléon a précisément voulu mettre fin. Cela doit être empêché à tout prix.

Aussi ne puis-je, en guise de conclusion, que rappeler l’obligation de non-ingérence de l’État dans l’organisation interne des cultes que Fernand Entringer a opportunément rappelés sur base d’arrêts successifs de la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans une contribution parue dans la même édition du Land que l’article de Paul Schmit6.

Qu’on laisse donc l’Église catholique organiser librement l’administration de ses biens, dans le respect de son droit interne, indépendamment et à l’abri de toute emprise de l’État, aujourd’hui et demain. Tout le reste n’est qu’usurpation. Rendez à Dieu ce qui est à Dieu !

Mathias Schiltz a été Vicaire général de 1977 à 2011. Il a notamment négocié les Conventions de 1998 et publié une étude sur les relations Église-État au Luxembourg dans Neuere Entwicklungen im Religionsrecht europäischer Staaten, édité chez Duncker & Humblot, Berlin 2013. Le présent article n’engage que lui.

1 Cf. ma contribution « Kirche – Communio – synodale Strukturen. Geist und Auftrag der diözesanen Beratungsgremien », dans l’ouvrage collectif : Una – Sancta – Catholica. Einheit und Anspruch des Katholischen. (Festschrift zum 75. Geburtstag von Erzbischof Fernand Franck) éd. par Jean Ehret et Erwin Möde. Freiburg i. Br. 2009, p. 150-165

2 La référence à Mgr Jean-Joseph Koppes, parangon d’un évêque autocrate et entêté, est fort révélatrice à ce propos.

3 « Ignatius von Loyola ». Geistliche Briefe. Préface par Hugo Rahner. Einsiedeln / Zürich / Köln 1956, p. 295 f.

4 Discours aux participants du congrès international des journalistes, 17 février 1950

5 Allocution « De quelle consolation » au Congrès mondial de l’apostolat des laïcs, 14 octobre 1951

6 Fernand Entringer, « L’arrogance du pouvoir politique ». d’Land, 1er septembre 2017

Mathias Schiltz
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