Fabriques d’églises

L’arrogance du pouvoir politique

d'Lëtzebuerger Land vom 01.09.2017

« La politique de ceux dont le but est au-delà du temps est toujours pacifique, ce sont les idolâtres du passé et de l’avenir, du souvenir réactionnaire et du rêve utopique, qui font les persécutions et les guerres ».

Aldous Huxley, Philiosophia perennis, p.22.

En retard sur l’échéancier de Dan Kersch, le Conseil d’État a déposé en date du 14 juillet son avis sur l’abolition des fabriques d’église et le transfert de leurs biens à un fonds à créer sous la direction et la gestion de l’Archevêché. Ce texte d’une cinquantaine de pages est fort curieux pour les affirmations qu’il contient, notamment :

– quant à la convention signée en date du 26 janvier 2015 entre l’Archevêque et le ministre de l’Intérieur,
– quant à la validité du concordat signé par Bonaparte avec le Saint Siège,
– quant à la notion de « mise à disposition » des biens du culte,
– quant à l’expropriation des biens des fabriques au profit dudit fonds, et cetera.

Par ailleurs, l’avis corrige le projet de loi du gouvernement, en recommandant l’idée d’un rapport de droit public entre l’Église et les autorités tant nationales que locales. Là où Dan Kersch voulait la cassure radicale, c’est-à-dire une relation purement privée, le Conseil d’État a plaidé en quelque sorte pour une continuation soft dans la tradition. Au lieu d’un divorce clair et net, le Conseil recommande en quelque sorte une simple séparation de biens.

Reste que l’essentiel n’est pas là. L’essentiel n’est pas dans ce qu’a dit le Conseil d’État, mais dans ce qu’il a passé sous silence. À croire que cette institution vit en marge de la société luxembourgeoise, à croire qu’elle n’a jamais entendu parler d’une procédure judiciaire pendante entre plus d’une centaine de fabriques d’église à l’encontre tant de l’État que du chef hiérarchique de ces fabriques, c’est-à-dire l’Archevêque. À croire que les arguments développés dans cette demande en justice sont du vent !

Or ce conflit, du jamais vu dans ce pays, pose des questions juridiques autrement plus épineuses que celles soulevées, a minima, par le Conseil d’État.

La jurisprudence de la CEDH

La Convention européenne des Droits de l’Homme (CEDH), dont le Conseil d’État ne parle jamais, consacre l’article 9 (alinéa 1) au droit à la liberté de penser, de conscience et de religion. Selon l’alinéa premier, ce droit implique « la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé… ».

À l’alinéa 2, ce droit est restreint uniquement quant à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions par « des mesures nécessaires dans une société démocratique à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique ou à la protection du droit des libertés d’autrui ». Encore ces restrictions doivent-elles faire l’objet d’une loi formelle.

Ce qui frappe dans l’alinéa premier c’est que la manifestation religieuse est protégée dans son exercice tant individuel que collectif. La religion en effet se distingue d’une pensée politique, philosophique ou même d’une spiritualité qui peuvent toutes être parfaitement individuelles et donc totalement intériorisées. Or une religion se vit et se pratique au pluriel.

Dans l’affaire « Église métropolitaine de Bessarabie et autres c./ Moldova », (arrêt du 13 décembre 2001, req. 45701/99), la CEDH a rappelé et fixé à nouveau certains principes généraux qu’il importe de reproduire :

« 114. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une ‘société démocratique’ au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y a du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société (…).

116. Toutefois dans l’exercice de son pouvoir de réglementation en la matière et dans sa relation avec les divers religions, cultes et croyances, l’État se doit d’être neutre et impartial (…). Il y va du maintien du pluralisme et du bon fonctionnement de la démocratie, dont l’une des principales caractéristiques réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays, et cela même quand ils dérangent (…). Dès lors, le rôle des autorités dans ce cas n’est pas d’enrayer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se tolèrent (…).

117. La Cour rappelle aussi qu’en principe le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut l’appréciation de la part de l’État quant à la légitimité des croyances religieuses ou aux modalités d’expression de celles-ci. Des mesures de l’État favorisant un dirigeant ou des organes d’une communauté religieuse divisée ou visant à contraindre la communauté ou une partie de celle-ci à se placer, contre son gré, sous une direction unique, constitueraient également atteinte à la liberté de religion. Dans une société démocratique, l’État n’a pas besoin de prendre des mesures pour garantir que les communautés religieuses soient ou demeurent placées sous une direction unique (…).

118. Par ailleurs, les communautés religieuses existant traditionnellement sous la forme de structures organisées, l’article 9 doit s’interpréter à la lumière de l’article 11 de la Convention qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État. Vu sous cet angle, le droit des fidèles à la liberté de religion, qui comprend le droit de manifester sa religion collectivement, suppose que les fidèles puissent s’associer librement, sans ingérence arbitraire de l’État (…).

Cultes, services publics et subsidiarité

Cet important arrêt a été encore confirmé par l’arrêt « SAHIN c./ Turquie » du 10 novembre 2005 (req. 44774/98) en sorte qu’on est en droit de soutenir, sans risque d’erreur que ces principes expriment le droit commun en la matière, droit commun dont la CEDH ne se départira pas à l’avenir.

Ces principes valent tout autant en régime de séparation pure entre Église(s) et État (France) qu’en régime de religion(s) reconnue(s) (Luxembourg).

La notion de séparation signifie seulement qu’il n’y a pas ou plus de culte reconnu. La séparation ne méconnaît ni l’existence des religions ni des cultes. Elle les reconnaît comme tels mais non comme services publics. Pratiquer une religion, c’est se livrer à une activité privée sans plus dans l’optique de la séparation. « Avant 1905 il y avait l’Église et l’État, deux pouvoirs négociant leurs rapports. Après 1905, tout s’est changé sur ce plan métajuridique où subsiste seul l’imperium de l’État. En apparence, la loi de 1905 [française] ne touche pas l’Église catholique, qui peut demeurer une réalité sociale, une autorité morale, une force politique. Elle n’enlève à l’Église aucun pouvoir : elle cesse de la considérer comme un pouvoir. (…) » (Esprit – juin 2005, p. 96)

Au début du XIXe siècle, à l’époque de la création des fabriques d’églises, le Luxembourg comptait quelque 180 000 habitants, dont 85 pour cent étaient d’obédience catholique. Actuellement, le nombre des pratiquants est tombé à moins de quinze pour cent et nous sommes devenus une société multiculturelle de près de
600 000 habitants.

Repenser dans ces conditions les relations de l’État avec les cultes, tous les cultes, est une nécessité incontournable qui doit s’inscrire dans la stricte légalité, le respect des droits acquis, le respect du pluralisme multiculturel, mais aussi et surtout, au niveau de l’État, l’obligation de neutralité à l’égard des confessions et la non-ingérence dans l’organisation interne de celles-ci dans le sens de la jurisprudence de la CEDH.

Timeo Danaos…

Dès la fin de la Révolution (1801), Bonaparte et Portalis « mettaient à disposition » du clergé catholique les biens du culte nationalisés en 1789, mais ne s’exprimaient pas sur le sens de cette mise à disposition, qui n’a pas son équivalent dans le code civil, paru en 1804, c’est-à-dire à la même époque. Le flou de cette notion qui n’est ni propriété, ni usufruit ou jouissance était voulu. Cette mise à disposition est un curieux exemple de décentralisation pour la gestion au quotidien et l’administration de ces biens, d’autant plus remarquable que la France post-révolutionnaire était et est toujours la démocratie la plus centralisée d’Europe.

Tout se passe comme si Napoléon avait inventé le principe de subsidiarité 150 ans avant la création de cette idée-là. L’idée de subsidiarité reprend du reste bien la raison d’être des fabriques gérées par les paroissiens eux-mêmes. Leur indépendance était certes relative, car elle dépendait à la fois de la tutelle du pouvoir civil et du pouvoir religieux, mais sa réalité était acquise erga omnes et fonctionnait à merveille pendant plus de deux siècles.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la révolte, car c’est bien d’une révolte qu’il s’agit, des fabriques d’églises qui ont entamé une procédure à l’encontre de l’État et de l’Archevêque le 28 décembre 2016, par leur assignation très fouillée en droit.

Le recours à la justice est appelé à contrecarrer tant l’arrogance du pouvoir politique que l’appropriation par l’Archevêque de ce qui ne lui a jamais appartenu ni en propriétaire, ni autrement. « Timeo Danaos et dona ferentes » disait le roi des Troyens en recevant des Grecs en cadeau le fameux cheval de Troyes bourré de soldats (Virgile : Enéide) ce qu’on peut traduire librement par : « les cadeaux des Grecs me font peur ».

Il en va de même des donations avec biens d’autrui que Dan Kersch fait à l’Archevêché en érigeant celui-ci, grâce à sa loi, en grand propriétaire immobilier qui dorénavant est appelé à manier tout à la fois la spéculation et le goupillon. « Écrasez l’infâme » disait Voltaire en parlant de l’Église. Dan Kersch ne l’écrase pas, il la pourrit !

Appelé par le Conseil d’État à modifier partiellement son projet de loi, dans le sens recommandé par l’avis, Kersch écrit : « Toutefois, suite à l’échange de vues entre le ministre de l’Intérieur et les représentants de l’Archevêché, le 24 juillet 2017, il a été jugé approprié d’adopter quelques-unes de ces propositions pour mieux tenir compte des vues de l’Archevêché, notamment en ce qui concerne l’organisation du futur Fonds ».

Une fois de plus les fabriques d’églises sont les laissées pour compte !

En guise de conclusion …

L’État viole son obligation de neutralité en intervenant dans l’organisation interne de l’Église en abolissant, fût-ce de l’accord de l’Archevêché, les fabriques existantes et en remplaçant celles-ci par un fonds dépendant de l’Archevêque.

Que l’État règle la question de la propriété des biens du culte une fois pour toutes en collaboration avec les parties concernées, est une chose parfaitement légitime. Qu’il s’érige en architecte de l’administration de ces biens, cela n’est pas possible, comme n’est pas tolérable qu’il veuille iure imperii abolir les fabriques pour les remplacer par des entités sans personnalité juridique, qu’elle soit civile ou publique. Même la qualité du culte reconnu accordée à l’Église ne permet pas ces initiatives, car il n’y a pas, à proprement parler, de culte reconnu au regard de la CEDH et de sa jurisprudence bien acquise. Dorénavant, il y aura au Luxembourg l’Eglise officielle, celle de l’Archevêché et celle du maquis, celle des fabriques rebelles.

Bienvenue à Hollerich – les deux églises !!!

Fernand Entringer est conseiller du Syndicat des fabriques d’église (Syfel).

Fernand Entringer
© 2024 d’Lëtzebuerger Land