Selon la discipline émergente de la recherche artistique, une pratique artistique peut bien mener à la découverte et à la production de nouveau savoir. L’argumentation est relativement simple et claire : si un objet d’art peut être étudié comme ayant un potentiel épistémologique en lui-même selon différentes méthodes de différents champs de recherche, c’est-à-dire que l’étude de création artistique mène à la production de savoir, alors il semble tout à fait logique et probable que l’acte de création en lui-même peut aussi renfermer un savoir et que la personne qui accompli cet acte, de par sa position, semble être le mieux placé pour discuter et analyser le matériel ou les idées avec lesquels il ou elle travaille.
Attardons-nous ici à l’écologie acoustique. Cette discipline a d’abord été développée par des artistes dans un cadre universitaire, et fait appel à des méthodes de différentes disciplines, académiques ou non. Il s’agit aussi d’une discipline qui fait le pont entre les sciences de la nature et les arts. Ses débuts formels dans le monde académique peuvent être retracés au début des années 1970 quand Raymond Murray Schafer (1933-2021), professeur en communication acoustique à l’université Simon Fraser de Vancouver, fonda un groupe de recherche appelé le « World Soundscape Project » (WSP) dans le but de créer une base de données et d’analyses de paysages sonores pour permettre l’étude de leur dégradation par une urbanisation effrénée et l’analyse de l’impact de la pollution sonore. Comme Barry Truax, compositeur et également membre fondateur du WSP, l’explique, en l’absence de méthodologies spécifiques à ce champ d’étude, alors lui aussi inexistant, les chercheurs et chercheuses du WSP ont dû s’appuyer sur des connaissances qu’ils avaient déjà préalablement, c’est-à-dire, du domaine de la musique. En d’autres mots, c’est par le biais d’un éventail de compétences et de techniques artistiques que le groupe a pu établir une méthode scientifique de récolte et d’analyse d’artefacts sonores.
La première étape est la récolte de données et consiste à enregistrer un environnement sonore à l’aide d’un microphone. Il est important de noter ici le rôle primordial qu’ont joué les avancées technologiques en matière de portabilité d’équipement technique dans la création et l’émancipation de l’écologie acoustique. Les enregistrements étaient par la suite analysés en fonction des trois paramètres suivants : la tonique, les signaux et les symboles sonores (soundmarks). Le premier concept est un bon exemple d’un transfert lexical d’une discipline à l’autre : la tonique est un terme musical qui réfère à la clé ou la tonalité d’une composition. Dans la théorie schaferienne de l’écologie acoustique, c’est la tonalité qui donne le caractère sonore à un lieu, qui ne s’écoute pas nécessairement consciemment, mais qui fait partie intégrale de l’ambiance sonore. On peut penser au bourdonnement d’une ville, ou encore au vent qui siffle dans la forêt. Les signaux quant à eux sont des éléments sonores qui sont audibles et qui permettent une certaine forme de communication : le klaxon d’une voiture, les cloches d’une église ou les sirènes d’une ambulance, par exemple. Et troisièmement, les symboles sonores, en anglais soundmarks (en référence à son pendant visuel landmark), par exemple le son spécifique de Big Ben à Londres. Finalement, les membres du WSP transformaient ces enregistrements en composition pour créer une œuvre sonore qui puisse servir d’outil narratif et acousmatique du lieu.
Si la méthodologie et nomenclature peuvent sembler à première vue relativement simples, c’est à cause de la distance historique qui nous sépare de ces balbutiements théoriques. En effet, aujourd’hui les méthodes de la discipline se sont raffinées, diversifiées et complexifiées : on parle maintenant aussi d’écoacoustique quand un projet de recherche tourne autour des thématiques écocritiques en lien avec le changement climatique, ou encore de gaming soundscapes pour les paysages sonores que l’on retrouve dans les jeux vidéos.
L’artiste luxembourgeois Sam Erpelding, aussi connu sous son nom de scène Dankwart, est actuellement en train de travailler sur une dissertation en recherche artistique à la Anton Bruckner Privatuniversität de Linz qui aborde la question de la représentation artistique de recherche écoacoustique. S’il a certes recours à des méthodes similaires à celle du WSP, il explore aussi tout un monde sonore qui se déploie autour de nouvelles méthodes comme la sonification de données ou encore l’écoute de sons nécessitant des microphones spécialisés, et dont l’aspect création prend aussi d’autres formes, par exemple, par la performance ou l’installation. Sa pièce Chiroptera Socius Docta est une composition électroacoustique basée sur des enregistrements de grincements de chauves-souris dans le parc national Donau-Auen en Autriche. Les grincements sont produits dans des fréquences inaudibles pour les humains, mais en utilisant un microphone capable de capter les ultrasons, Sam Erpelding ouvre le paysage sonore et y invite aussi les non-humains qui le peuplent. L’anthropocentrisme très présent dans les écrits de Murray Schafer fait place à une approche au paysage sonore consciente des multitudes « manière d’être » dans le monde sonore.
Ce que l’avènement et l’évolution d’une discipline telle que l’écologie acoustique nous permettent de mettre en relief est le caractère expérimental et transdisciplinaire de la recherche artistique. L’expérimentation vient de la nécessité d’avoir recours à des méthodologies existantes et de l’incertitude de devoir les appliquer à de nouvelles idées ou des questions de recherche qui ne semblent pas toujours liées à leurs champs d’origine.
L’exemple précédemment discuté de l’apport de la recherche artistique à la discipline de l’écologie acoustique est clair, le lien avec la discipline d’origine n’est pas trop distant. En revanche, les cartes se brouillent quand la recherche artistique est utilisée dans d’autres disciplines où les frontières semblent moins strictes, par exemple, pour l’étude de concept philosophique. L’autre difficulté à délimiter la discipline est en partie due au fait que la recherche artistique oscille entre différentes méthodologies empruntées de plusieurs disciplines. Les compositions et installations de Sam Erpelding nécessitent des connaissances dans le domaine de la biologie, de l’écologie, de la musique, etc. Il s’agit de renverser l’ordre dans lequel les recherches sont faites, en se basant d’abord sur un engagement pratique avec le matériel, la matière, l’objet, le son, ou l’idée, avant de remonter le chemin vers la théorie. C’est un va-et-vient continuel entre la pratique et la théorie, l’un alimentant l’autre et vice versa. C’est exactement ce renversement et l’interdisciplinarité inhérente à la recherche artistique qui permettent à cette discipline de se déplacer fluidement entre les méthodes, à première vue, ne sont pas liées, et que par leur réarrangement permet l’émergence de nouveaux territoires épistémologiques.