L’exposition que Ceysson & Bénétière consacre à Marc Devade (1943-1983) pour le quarantième anniversaire de sa disparition tombe en même temps que celle de Mark Rothko, icône de la colorfield painting américaine des années 1960 à la Fondation Louis Vuitton à Paris. Mais le rapprochement entre les grands formats et les grandes surfaces colorées ne sont qu’une coïncidence d’apparence.
L’exposition de Devade n’est pas une rétrospective, car elle est organisée autour de huit œuvres au format portrait rectangulaire de 140 sur 390 cm. La série s’appelle Figures section et date de 1977. La voir est exceptionnel, autant que son histoire : commandée par la Régie Renault, la famille Devade a pu la racheter. La gestion du fonds Devade et la restauration des œuvres est confiée à la galerie Ceysson & Bénétière. Elle qui montre également des œuvres de la période de 1973 à 1979, toutes au format carré de 200 par 200 cm. Ce sont des dimensions que Marc Devade, souffrant d’une maladie des reins et dépendant constamment de dialyses, pouvait manipuler physiquement : l’encre était étalée à la réglette et les toiles maniées par le mouvement du corps pour obtenir des coulures et dégradés de couleurs.
Marc Devade a, à l’origine, une formation de philosophe. Il devient à la fois théoricien, écrivain et poète. Membre du comité de rédaction de la revue Tel Quel, sa signature côtoie régulièrement celles de Philippe Sollers (fondateur de la revue), de Marcelin Pleynet (secrétaire de la rédaction) et du peintre Louis Cane, avec lequel il partage un atelier. L’attrait principal de cette revue est le dialogue entre peintres et écrivains, entre peinture et littérature. Il fondera également avec Marcelin Pleynet la publication Peinture. Cahiers théoriques. C’est par celui-ci qu’il connaîtra dès les années soixante l’abstraction américaine, alors peu connue en Europe, à l’exception de l’œuvre de Jackson Pollock. On peut voir dans l’exposition actuelle au Wandhaff quelques-unes des recherches des tout débuts de 1964 et 1965 de Devade, qui ne sont pas sans faire penser au « dripping ».
Mais c’est la peinture minimale de Kenneth Noland, Jules Olitski ou Frank Stella qui influencera sa première période, introduisant des motifs de chevrons, puis de bandes qui divisent la toile d’après un schéma quasi mathématique. Pour Marc Devade, la peinture est comme l’idéogramme en noir et blanc que l’on voit dans l’axe de l’exposition à la galerie Ceysson & Bénétière. Le pourtour de la toile, fait de bandes noires et blanches, semble outrepasser les limites du tableau. Le centre veut dire « peinture » en chinois. Ce kakemono date de 1969 et introduit parfaitement la théorie qui sous-tend, on va le voir, les peintures à l’encre de Chine, sujet principal de la présente exposition.
La Galerie du Haut-Pavé organise en 1970 la première exposition personnelle de Marc Devade, où il rencontre Dezeuze, Viallat, Bioulès et Cane, avec lesquels il participe la même année à l’exposition de l’ARC (Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris) qui marque la naissance du groupe supports/surfaces. Marc Devade, affirme néanmoins l’intégrité du tableau tandis que le credo des autres membres de supports/surfaces est la déconstruction du support. Aussi, en 1972, la rupture sera consommée.
Les huit toiles Figures section – de format rectangulaire et verticales –, pièces majeures de l’exposition, dressent un pont entre la peinture occidentale minimaliste des années 1970 et la tradition chinoise ancienne. Le grain et le tissage de la toile absorbent les aplats d’encre, font naître des modulations de teintes de densités différentes. Les déclinaisons du rose en passant par le rouge vont jusqu’à un marron quasi opaque. La division par un fin trait blanc « n’est pas une ‘grille’ mais seulement l’évitement des affects du monochrome », comme le dit Bernard Ceysson.
Deux autres types de traits jouent un rôle prépondérant. Devenu large bande blanche, comme dans Port d’Alon (1975) et la suite de cette série (sans titre) de 1976, alternant avec des bandes de couleurs, « bord interne, bord externe, bandes qui se touchent, ne se touchent pas, différences de contiguïtés, partage en moitiés – des uns et des autres, ici et ailleurs : peinture sans commencement ni fin. » (Philippe Sollers, Dialectique de la Peinture). Et puis, la série des monochromes carrés bleus ou violets de 1975 à 1977, dont sans titre (TH008) de 1976, ne le sont pas, mais deux rectangles séparés ou réunis par une coupure.
À partir de 1979, Marc Devade revient à la peinture à l’acrylique, à l’huile sur toile, qui implique moins le travail du corps que l’étirage de l’encre à la réglette. Si la partition des champs colorés est toujours là, la bande blanche ou le vide qui en fait deux entités est de couleur dense : marron, rouge, noir. Opaque. La subtilité des teintes d’encre et leur imprégnation de la toile ne va plus de pair avec la transformation révolutionnaire par la pratique à la chinoise de l’art moderne occidental. Elles sont pure peinture. Mao Zedong est mort en 1976, le maoïsme qui se voulait anti-impérialiste et anti-stalinien est peu à peu vidé de sa substance Marc Devade mourra en 1983. Ses derniers diptyques s’appellent Écho des lumières.