Il y a moins de dix ans, parallèlement à la rétrospective Anselm Kiefer au Centre Pompidou, comme cela convenait à un autre lieu, la Bibliothèque nationale de France exposait ses livres d’artiste réalisés entre 1968 et 2015. Faits de papier pour les plus anciens, ceux que jadis, lors d’un passage à Hornbach, sous les combles, il était permis de sortir des cartons d’oranges ou de bananes et feuilleter à notre rythme, au fil du temps, chose devenue difficile tellement les livres avaient pris du poids, lourds maintenant du plomb de la cathédrale de Cologne. Ils déploient leurs images, ailleurs, celles-ci sont carrément montées sur du plomb, ou encore des rouleaux de pellicules chutent du haut d’une vitrine, sortent telles des vagues en hommage à Saint John-Perse d’une baignoire.
Anselm Kiefer a qualifié lui-même les photographies d’auxiliaires saintes, rappelant le cadeau du premier appareil par son père. Oui, au commencement était la photographie, fut cette série qui ouvre l’exposition de Villeneuve d’Ascq, des Besetzungen, le jeune artiste, en 1969, se prenant en photo à tels endroits d’Europe occupés par les troupes allemandes, faisant le salut nazi. Né en mars 1945, enfant de la fin de la guerre, il n’était pas porté vers l’oubli, voire le refoulement de ses compatriotes, au contraire, il voulait comprendre, comme le normalien s’interrogeant sur ce qui avait fait changer radicalement de voie deux brillants sujets de la rue d’Ulm, l’horrible collabo Brasillach et l’héroïque pacifiste Guéhenno qui a rejoint la résistance.
D’aucuns s’étaient alors mépris sur le compte d’Anselm Kiefer, avaient commis une terrible erreur à son propos. Ils devaient vite se rendre compte que pour l’artiste ce fut aussi le commencement d’une incessante interrogation de l’histoire, du monde, de la place de l’homme dans les deux. Au bout du parcours de Villeneuve d’Ascq, l’image est immense, longue de pas moins de onze mètres, sur 3,80, obtenue par électrolyse sur tirage photographique, montée sur plomb justement, quoi montre Kiefer, de dos, les pieds quelque peu dans l’eau, au bord du Rhin, sur l’une des deux rives, à la frontière donc. Dans le couloir qui y mène, le visiteur passe devant une toile de taille plus réduite, un paysage de terre labourée, un large ciel, un tronc d’arbre, et l’image entière est prise dans une palette ; en bas, on lit Erde, en haut Himmel, et un trait relie les deux, avec l’inscription le long malen.
Il y une bonne dose de romantisme, bien sûr qu’on pense à Caspar David Friedrich, pour les vastes étendues, mais Anselm Kiefer ne s’y perd jamais, reste trop rattaché à la terre, et à la condition humaine. Il y a du Kant là-dessous aussi, qui lui avait fait reprendre très tôt les deux raisons de Bewunderung et d’Ehrfurcht, le ciel étoilé et la loi morale, présentes déjà dans son écriture si caractéristique sur telle œuvre dans l’exposition de 1985 à la villa Vauban. Et Anselm Kiefer n’a jamais cessé depuis, à explorer les civilisations et leurs écritures, les textes plus secrets, se rapportant justement à tous les liens de l’homme, liens également qui font se rejoindre les contraires, comme chez Robert Fludd, Aleph ténébreux et Aleph lumineux, veille opposition renouvelée de la sorte par le médecin et alchimiste anglais du dix-septième siècle.
Ce qui compte sans doute pour beaucoup dans cette utilisation du matériau photographique dans l’œuvre de Kiefer, c’est le processus qui l’apparente à cette figure emblématique de l’histoire de la Rose Croix, la migration et la transformation de l’image. Et sa métamorphose sous l’effet du temps, dans les moments de déclin, de désolation et de renouveau qui se succèdent ; très tôt encore, l’image est là, de Kiefer tenant par exemple dans la main une branche qui ne demande qu’à refleurir. Et il reconnaît aimer à s’allonger au milieu des tournesols plantés à Barjac, dans le Gard, le regard porté vers ces soleils noirs dans le ciel.
Les images de toutes sortes de champs, à l’horizon poussé au loin, sont légion ; de même, celles de telles architectures, combles aménagés de Hornbach où était fixé dans le bois l’épée promise par Wotan, tours brinquebalantes de Barjac, transplantées naguère au Grand Palais, métropoles où s’inscrit le nom de Lilith avec la prophétie de l’herbe poussant sur nos villes. A Villeneuve d’Ascq, face à la grande vitrine aux rouleaux de pellicules, en hommage à James Joyce : Calmly Unendlingly Moves, d’autres contiennent des photographies familiales, des saynètes se passant quasi toutes dans des clairières de forêt et de neige. Un diaporama fixe, bien concret ; on dirait des maquettes de décors de théâtre, d’opéra. Façon une fois de plus pour Anselm Kiefer de relier l’individuel, voire l’intime, au général. Ses débuts d’artiste ont été ceux d’un jeune Allemand qui n’a pas tardé à gagner de l’universalité : « En sachant fort bien que je ne puisse jamais être que moi-même, quand l’être-soi est toujours déjà l’autre. »