Face au constat d’une unité perdue, vouée à l’atomisation, il y a nécessité de se fédérer, de se regrouper autour de finalités communes. Créer, c’est avant tout organiser les conditions d’une résistance durable au sein d’un monde néolibéral qui ne perçoit l’humain et la nature que comme ressources à exploiter jusqu’à leur épuisement total. Ce constat, lucide et un brin mélancolique, nous touche plus encore lorsqu’il est formulé par de jeunes artistes et qu’il donne lieu à une exposition collective, significativement intitulée Lost Symbiosis. La question du commun s’avère en effet d’actualité dans l’art contemporain. En témoignent les récits collectifs rassemblés par le Frac Lorraine dans l’exposition Comment se raconter ou ceux collectés par l’espace Octave Cowbell (Metz) pour le projet éditorial Microcosmos. Il en est de même au Luxembourg, où de nombreuses initiatives ont émergé pour donner davantage de place et de visibilité aux jeunes artistes, à l’instar du Casino Display, de la Young Luxembourgish Artists (YLA) initiée par la galerie Valerius, mais aussi de La Concierge, une association sans but lucratif créée en août 2023. Lost Symbiosis en est la toute première réalisation. Au programme de cette édition fondatrice : une performance de Georges Maikel, un DJ set expérimental de Waters en clôture, des workshops dédiés à l’accompagnement de projets artistiques, des tables rondes en prise avec les mutations sociétales (l’intersectionnalité, l’intelligence artificielle) et un parcours pluridisciplinaire dévoilant les œuvres de créateurs luxembourgeois.
Au commencement, deux expatriés, Liliana Francisco et Steven Cruz, se rencontrent à Lisbonne. Le duo, qui outre la nationalité luxembourgeoise partage les mêmes origines portugaises et une passion commune pour l’art, se lie d’amitié et souhaite attirer l’attention sur les conditions de production – un aspect dont le public est généralement tenu à distance au profit de la seule contemplation des œuvres d’art. À l’organisation d’événements et de projets d’exposition s’ajoutent ainsi des exigences économiques et éthiques portant sur les injustices salariales entre hommes et femmes ou sur la faible rémunération des artistes, une problématique débattue notamment lors du workshop du 16 décembre organisé avec Playground Ideas Studio. « Notre initiative, a été lancée à la suite de nos expériences individuelles. Nous avons un besoin crucial de reconnaissance et d’une rémunération juste pour poursuivre notre travail dans ce domaine », retrace Liliana Francisco. Il est important pour eux de montrer au monde que le métier d’artiste en est un comme un autre et qu’ils veulent vivre dignement de notre travail comme tout autre membre de notre société. « Il est crucial de démontrer qu’il est possible de vivre de son art et d’encourager de jeunes artistes à suivre cette voie. Nous sommes convaincus que le Luxembourg a les ressources nécessaires pour professionnaliser davantage ce métier. Il est nécessaire de transformer la perception de l’artiste dans notre société », conclut la jeune femme, pour qui l’art est indissociable de son engagement idéologique. Aucune relation hiérarchique ne vient régir le fonctionnement de l’association ou le travail des artistes associés au projet. L’entraide et l’intelligence collective prévalent à chaque avancée. Ce fut le cas lorsqu’il a fallu trouver un lieu d’exposition, en dépit des nombreux refus ou d’absence de réponse des structures culturelles que Liliana et Steven ont sollicitées. Jusqu’au jour où Lynn Bintener, coordinatrice à la Ville de Differdange, accepte d’accueillir et de soutenir leur démarche. En juillet, l’appel à projet et la sélection des artistes ont débuté : « Nous avons été surpris par le nombre important de dossiers reçus. Dans un premier temps, il était important de faire une sélection sur base de la qualité des œuvres proposées ainsi que sur base du respect […] du thème de Lost Symbiosis. Puis, nous avons veillé à avoir un choix diversifié d’œuvres et d’approches artistiques. Nous voulions éviter les répétitions. C’était important pour nous de présenter non seulement des artistes établis, mais aussi des artistes émergents », détaille Liliana Au total, neuf plasticiens sont représentés dans l’exposition et autant de techniques : broderie, photographie, collages, stop-motion, peinture, installation...
Symptôme d’une symbiose déchue, le corps humain est l’objet sur lequel se concentre la plupart des propositions. Les grands portraits photographiques de Samantha Wilvert qui accueillent le spectateur projettent aussitôt ses jeunes modèles dans la sphère du sacré. On est surpris par la présence, la douceur et la majesté de ces trois jeunes adultes métisses dont les visages sont imprimés sur des pans de tissu noir. Ce dispositif convoque l’origine de l’iconographie chrétienne et ses images miraculeuses obtenues sans contact humain, à l’image du voile de Véronique sur lequel apparaît le visage du Christ. Ces impressions photographiques font aussi transparaître d’autres vues prises dans un contexte domestique, profane, dégradé, où les corps des modèles croulent désormais sous le fatras et l’accumulation d’objets de consommation de masse. Un rapport à l’objet que poétise de son côté Luan Lamberty, où le smartphone devient le reflet de notre solitude et de notre aliénation consentie. L’étalage d’objets encombrants rappelle à nous le genre de la nature morte. Longtemps considéré comme mineur dans l’histoire de l’art, il s’avère l’une des expressions les plus représentées au sein de l’exposition. Les installations de Delphine Synadino et Steven Cruz les reconstituent à échelle 1. Elles sont prétextes à mettre en scène des repas à travers ses objets rituels – tables, plateaux, couverts, assiettes, autant d’ustensiles mettant en appétit qui nous font prendre conscience que la représentation du corps est paradoxalement le grand absent de toute nature morte. Là où l’installation de Delphine Synadino fait vaciller les contours de la nature morte, oscillant entre l’atelier, la scène de sorcellerie, voire le cabinet de curiosité, Steven Cruz, lui, contrebalance tout le faste du repas par la présence marginale d’une poubelle, contrepoint prosaïque où finiront tous les restes non-consommés. Une dialectique du déchet et de la manducation qui sonne comme un rappel précieux et ironique autour des fêtes de fin d’année… À l’absence de visibilité corporelle répond le corps morcelé, découpé, contorsionné, comme dans les collages de Liliana Francisco et de Lascar. Les Distorsions de la première, non sans humour, déconstruit le corps féminin, le désarticule, se plaît à le déformer, à le montrer dans ce qu’il peut avoir d’étrange et d’inquiétant. Inquiétantes sont aussi les grandes figures composites de Lascar, hantées par la guerre et la religion, toutes deux sources de division aujourd’hui. Lascar sait aussi se montrer espiègle. Notamment lorsqu’un de ses collages affiche « Finie la vaisselle », alors qu’un homme est en train de vomir, la tête dans l’évier... Un beau pied-de-nez à l’étalage de vaisselle et de mets déployé dans les précédentes natures mortes !