Le théâtre vient d’une idée, ici, « l’urgence de vivre », et surtout avoir le temps de penser à cette « urgence ». Une auteure s’empare ensuite de l’idée maitresse, ici, Marilyn Mattei. Une metteure en scène vient la poser au plateau, ici, Julia Vidit au Théâtre du Centaure. Puis, un comédien et des comédiennes font entendre, voir et vivre l’idée mise en dramaturgie, ici, Amandine Audinot, Anne Brionne et Hassam Ghancy. Pour quoi faire ? résume bien l’acte de monter une pièce contemporaine au plateau, par le talent phrasier d’une auteure, la vision scénique d’une metteure en scène, la chaleur d’un lieu de théâtre, et l’énergie de jeu de comédiens. Seulement, à faire l’exposé des questionnements autour de notre rapport au temps et du sens de nos existences, d’abord, on enfonce des portes ouvertes, et puis, on finit par tourner en rond dans ce labyrinthe de chambranles ouverts. C’est le risque.
Marilyn Mattei connaît un parcours exemplaire en tant que dramaturge et écrivaine de la scène. Sortie de la section « écrivain-dramaturge » de l’ENSATT (École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre, anciennement « Rue Blanche »), entre bourses et opportunités de mises en espace de ses textes, elle évolue dans un monde où ses textes sont dits et entendus d’Avignon à Prague, en passant par Montréal. Ses intérêts d’écriture oscillent entre des textes à destination des adolescents, la question de la radicalisation, et tirent jusqu’à des thématiques philosophiques, comme ce qu’elle partage ici dans ce texte présenté au Centaure. Auteure associée du CDN de la Manufacture à Nancy, c’est dans ce cadre qu’elle écrit Pour quoi faire ?, « un texte construit à partir de témoignages d’habitants de la ville de Pagny-sur Moselle interrogeant leur rapport au temps et plus spécifiquement au temps libre ».
Voilà une thématique bougrement intéressante, même si dans le traitement en scène Pour quoi faire ? ressemble plus à une critique boulvardo-cynique de notre société qu’un plus vaste débat de fond sur « le temps libre ». Nombre d’éminents penseurs se sont lancés dans des réflexions autour de notre gestion du temps. Bertrand Russel, par exemple, en 1932 cherchait déjà un équilibre plus juste entre travail et loisirs dans Éloge de l’Oisiveté, suivant Paul Lafargue, et son ouvrage Le Droit à la paresse (1880), ou encore Samuel Johnson, et ses 103 essais regroupés dans la série au titre évocateur The Idler (1758-1760).
Les liens vers une pratique de cette « utile et constructive oisiveté » se tissent évidemment chez Mattei. Dans son récit théâtral, l’auteure fustige les parents bourreaux de travail, la gamine livreuse à vélo obnubilée par une volonté de battre le temps pour le dominer, quand le seul qu’on ne verra jamais, Antoine, l’adolescent du couple, lui, s’enferme dans sa chambre pour « penser le futur ». La livreuse le décrira comme végétant devant l’aquarium, hypnotisé par les nages des poissons et leur rythme finalement sans nul doute bien plus en phase avec ce que nous sommes.
Et tout est là sans que de prime abord on l’entende. Mais en y réfléchissant, le héros de cette pièce, c’est Antoine. Ce jeune « immature », car porté ni par le travail, ni par de quelconques ambitions, mais plutôt par un vrai besoin de temps, celui qu’il consacre à une longue réflexion humaniste. Antoine est un véritable sage, à l’image de la Rome antique, où le « rien faire », chez les intellectuels de cette société si proche de la nôtre – et à la fois si loin –, s’apparentait à un exil intérieur, une forme de médiation, voire la contemplation de ce qui nous entoure pour mieux l’appréhender et y trouver le bonheur. Et le « sens de nos existences » est bien là, aussi sommairement : chercher à être heureux.
Alors, outre le conflit intergénérationnel abordé en surface, la question de ces jeunes livraient à lutter contre le temps, pour vivre leur temps, un jour, ce qui interpelle dans Pour quoi faire ?, en sous texte, c’est cette réflexion liée au temps libre et ce puissant désir humain d’en retrouver pour évoluer personnellement, bien que ce soit le propre de notre société que de ne pas nous y autoriser. Une société qui a le temps de penser est trop dangereuse pour certains.
Et c’est là qu’on aurait aimé que la pièce s’embarque, oubliant les lieux communs de la pensée actuelle qui pose de nombreuses questions sans jamais véritablement les traîtés. Aussi, la vision scénique qu’en fait Julia Vidit est faiblarde, malgré des comédiennes et comédien archi disponibles. Pour quoi faire ? ne fait que cristalliser un débat qui oppose parents de la génération X et enfants de la génération Z, sans forcément enfoncer la bonne porte, et du coup, faire tourner en rond le discours. Il est temps de traîter le drame comme un drame, de dire tout haut que le monde va mal, en omettant le tampon humoristique, celui qui fait passer la pilule, pour que le public rentre chez lui aussi serein qu’en entrant. Sinon, justement, à quoi bon, ou plutôt « pour quoi faire ? »