Ne pas finir comme Roméo et Juliette de la Compagnie La Cordonnerie, spectacle à la croisée des disciplines, a lancé le festival D’autres histoires au Escher Theater. Un ciné-spectacle dont la compagnie a le secret, elle qui a aussi l’habitude de revisiter fables et histoires. Le conte tricote des fils avec les personnages de Shakespeare (les clins d’œil s’égrènent au fil de la pièce) avec le social et le politique, mêle mélancolie, tendresse et rêve, poésie et merveilleux, pour donner corps à un spectacle pluriel qui interroge le droit à la différence, le respect de l’autre, les frontières entre privé et public et toutes les autres formes de barrières.
Il était une fois deux mondes, celui des visibles et celui des invisibles, séparés par un pont que personne n’osait franchir… Privés de visage, les invisibles portent un même masque, gris et anonyme. Relégués à la périphérie, ils vivent en marge et n’osent s’aventurer « ailleurs » jusqu’au jour où Romy, une as du ping-pong en survêt et bonnet orange, décide de rompre les liens de l’habitude et de transgresser les règles pour passer de l’autre côté. Il s’agit d’abord pour elle de disperser les cendres de son père dans la mer, lui qui ne l’avait jamais vue mais en rêvait chez lui face à un tableau, lui qui regrettait de n’avoir jamais été « là-bas ». Une fois dans l’autre monde, Romy rencontre par hasard Pierre, homme un brin lunaire et un rien paumé, à l’allure un peu vieillotte, un être singulier mais attachant qui, avec son chat Othello et sa machine à écrire, semble appartenir à un autre temps. « Tout cela est fantastique », s’émerveillera-t-il de cette rencontre fortuite, lui qui écrit les « horoscopes shakespeariens » de Sirius, chroniques radio un peu déjantées qui rythment l’histoire et le spectacle et qui nourrissent ses aventures. Commence une histoire d’amour et de liberté (re)trouvée – « Poisson ascendant verseau. J’ouvre la porte à l’inconnu » – mais qui se révèlera impossible et finira abruptement.
Quand le spectacle démarre, la salle est plongée dans le noir. Une « voix off » raconte l’histoire des deux villes et du pont désert, cette même histoire qui reviendra à la fin du spectacle en images à l’écran (Pierre est de dos, seul, face à la mer). Dans ce ciné-spectacle, dialogues, bruitages et musiques se jouent en direct. Sur scène évoluent deux impressionnants comédiens/bruiteurs, Samuel Hercule (aussi acteur à l’écran) et Métilde Weyergans. Ce sont eux qui signent le texte, la réalisation et la mise en scène du spectacle. A leurs côtés, deux étonnants musiciens (aussi compositeurs), Timothée Jolly et Mathieu Ogier, sont installés sur des estrades au fond du plateau, côté cour et côté jardin.
Sur grand écran défile l’histoire peu banale qui se contera en trois parties et en séquences multiples (alternent scènes d’intérieur ou d’intimité et scènes urbaines ou de bord de mer). D’abord installés aux deux extrémités d’une table (de ping-pong ?), les comédiens investiront ensuite tout le plateau pour donner vie et voix aux personnages à l’écran (Romy, Pierre et les autres) et les faire dialoguer tout en recréant le tissu sonore, dense et subtil et riche de mille trouvailles, souvent bluffantes, en compagnie des musiciens munis d’un formidable éventail d’instruments, des plus classiques aux plus insolites. La magie opère, c’est comme si les coulisses sonores étaient à portée de main. L’on passe d’un déluge de balles de ping-pong sur le plateau, traduisant le fracas de la rencontre entre Romy et Pierre et la chute des feuillets des « horoscopes shakespeariens », à une scène poétique où le ruissellement du sable dans un parapluie réinvente les sons de l’eau de la douche, sable qui, l’instant d’après, se transforme en vagues de l’océan.
Ne pas finir comme Roméo et Juliette, un spectacle onirique et touchant, ode à la différence et belle réflexion artistique sur le vivre ensemble et la liberté.