Après une courte audience à la 26e chambre de la Cour d’assises d’Istanbul le 24 mai, le tribunal a condamné la journaliste et rédactrice du quotidien Yeni Asya (Nouvelle Asie), Nur Ener Kılınç, à sept ans et demi de prison pour appartenance à une organisation terroriste. Kılınç était maintenue en détention à domicile depuis sa libération le 20 février après 357 jours d’incarcération. La présence de la messagerie cryptée Bylock sur son portable lui aura été fatale.
Sur Twitter le rédacteur en chef du journal, Kazim Güleçyüz, a exprimé sa consternation en faisant référence à une parole de Said Nursî (1877-1960), le théologien réformateur dont la pensée inspire l’action de Yeni Asya : « Si la justice existe sur terre, elle refusera cette décision et annulera ce jugement. » Said Nursî, lui aussi, avait été victime de l’acharnement de l’appareil judiciaire de son pays. Dans son tweet, Güleçyüz continuait : « Nous continuerons notre combat pour la justice dans un cadre légal. Jamais nous n’abandonnerons. »
Bien que les autorités turques aient reconnu en décembre dernier que des milliers de personnes avaient téléchargé Bylock à leur insu et avaient été limogées et même incarcérées injustement, la présence de cette application sur les smartphones continue à être utilisée comme preuve d’appartenance au réseau du prédicateur Fethullah Gülen, l’ancien allié que le président Erdogan considère responsable de la tentative de coup d’État manqué du 15 juillet 2016.
Depuis l’instauration de l’état d’urgence, plus de 140 000 personnes ont été limogées et 55 000 incarcérées dans le contexte de purges qui ont également affecté les médias critiques des actions du gouvernement et les milieux pro-kurdes. En Turquie, peu nombreux sont ceux qui ont osé s’intéresser au sort de ces nouveaux parias de la république. Nur Ener Kılınç est une des rares journalistes qui a eu le courage de se pencher sur le drame de ces familles mises au ban de la société, avant sa mise en détention provisoire en mars 2017. Cet engagement était dans la continuation de son travail journalistique, qui a pour but de donner une voix à ceux qui ont été condamnés au silence. Son livre Üç Dal Papatya (Trois pâquerettes, voir d’Land du 2 février 2018) est un témoignage émouvant de son combat. Aujourd’hui, il semble bien que la jeune journaliste doive payer un lourd tribut pour avoir osé écrire au sujet des victimes de cette chasse aux sorcières. Son avocat a annoncé qu’elle irait en appel. Elle sera maintenue en détention à domicile pendant cette période.
Selon Güleçyüz, la situation est dramatique : « Nous vivons une période d’une immense anormalité où des innocents qui n’ont aucun lien avec le terrorisme ou le coup d’État, peuvent être tout simplement accusés de terrorisme. Or nous nous attendions à ce que les tribunaux qui devraient prendre leurs décisions en se basant sur des preuves incontestables n’accordent pas d’attention à ces accusations. Malgré tout, nous maintenons toute notre confiance dans la justice et nous ferons tous les efforts nécessaires pour que ce jugement erroné et injuste soit corrigé. »
Le rédacteur en chef de Yeni Asya dénonce l’extrême polarisation de la société turque et en rend responsable le gouvernement actuel qui ne tolère aucune forme d’opposition : « Toute personne dont l’opinion diffère de celle du pouvoir est dénoncée comme ‘traitre et terroriste’ et comme étant membre d’une ‘alliance du mal’ », note-il. En référence aux élections du 24 juin, il pense que « l’Alliance de la nation », la coalition électorale formée par les kémalistes du Parti républicain du peuple, les nationalistes du Bon Parti, les islamistes du Parti de la félicité et les conservateurs du Parti démocrate qui tenteront de contrer « l’Alliance présidentielle », constituée du Parti pour la justice et le développement, au pouvoir depuis 2002, et du Parti d’action nationaliste, a un rôle important à jouer : « Le premier pas pour soigner les blessures ainsi causées dans la société doit être de freiner cette approche conflictuelle et partisane par la voie des urnes. ‘L’Alliance de la nation’, dont un des principes fondateurs déclare ‘non à la tension et à la polarisation’ a un devoir important et une grande responsabilité pendant et après la période électorale. Ses buts prioritaires doivent être la normalisation du pays, la réinstauration de la justice et la suppression de l’état d’urgence. » Toutefois, la prise de position de son journal en faveur de l’opposition est venue à un prix, et le journal s’est retrouvé dans le collimateur des médias progouvernementaux et kémalistes ultranationalistes.
Güleçyüz regrette ces attaques d’une grande violence verbale et ce manque de déontologie journalistique. Pour lui, le journalisme responsable se doit de désamorcer les tensions qui déchirent le pays. Par ailleurs, il ne peut s’empêcher de noter sa déception par rapport à l’attitude de l’Union européenne restée fort passive face aux évènements en Turquie depuis le coup d’État. En effet, la passivité de l’Europe coûte aujourd’hui très cher aux journalistes et intellectuels qui, à l’image de Nur Ener Kılınç, ont osé dire non à la répression aveugle.