Une tendance indéniable s’affirme ces dernières années, notamment chez nos voisins : gastronomie et musées s’acoquinent volontiers. On passe les portes des institutions muséales non seulement pour découvrir une exposition mais aussi pour s’installer à une table dont on peut lire un dithyrambe dans les guides et autres listes uber sexy de la scène fine dining internationale. Après tout, la curation d’une exposition fait autant appel à l’expertise, l’histoire et la passion que l’élaboration d’un menu gastronomique. Paroxysme de ce mariage des sens : un restaurant étoilé dans un musée, ça, ça a de la gueule ! Le Luxembourg a pourtant longtemps fait exception à cette dynamique.
Il suffit de regarder juste au-delà des frontières pour se rendre compte que l’union de la papille exigeante et de l’œil averti a tout pour plaire. Ainsi, le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, aka le Bozar, brille autant par l’ambition de ses expositions que par le talent du chef doublement étoilé Karen Torosyan. Installé au cœur de l’œuvre de Victor Horta, l’établissement prolonge l’esprit du lieu : précis, structuré et exigeant, tout en gardant la dimension artistique et humaniste insufflée à l’édifice par Horta en 1928. Plébiscitée par les guides et critiques culinaires et réservée des mois à l’avance, la table du chef Torosyan n’en fait pas moins partie du musée : la preuve en est que le restaurant porte bien le nom de Bozar, auquel a simplement été apposé celui du spécialiste des pâtés en croûte, pithiviers et autres Wellingtons. Toujours en Belgique, à Anvers cette fois, le Mas (Museum aan de Stroom), porte d’entrée au quartier branché d’Eilandje, peut se targuer d’accueillir en son sein un restaurant bénéficiaire du graal ultime – trois étoiles au guide Michelin. Avec sa vue imprenable sur la ville, au neuvième étage de l’institution, et le savoir-faire reconnu du chef autodidacte Viki Geunes, le restaurant Zilte fait en effet briller sa haute distinction depuis 2021, avec un succès éprouvé et rare, voire unique en Europe et dans le monde.
Un autre projet très fructueux, plus proche et plus récent, est l’arrivée en grande pompe du chef Charles Coulombeau à la tête du pôle culinaire du Centre Pompidou-Metz en juin 2024. Couverture médiatique enthousiaste et succès tant populaire que critique : la Brasserie Umé et le restaurant gastronomique Yozora ont réveillé une activité gourmande inexistante sur place depuis la pandémie. Le chef, déjà étoilé dans son restaurant de Nancy, s’impose comme une figure incontournable de la scène gastronomique de la Grande Région, un statut scellé par l’obtention d’une première étoile pour Yozora en avril dernier – la seule à Metz et la seule dans un musée français. Interrogé sur les raisons de ce parcours fulgurant, Charles Coulombeau confie au Land qu’en plus de beaucoup de travail et d’une équipe solide, les ingrédients du succès tiennent beaucoup de la promesse initiale : « Nous avons créé le restaurant de toute pièce, dans une attitude de confiance mutuelle. Nous avons souhaité une ambiance unique, un véritable cocon au cœur du musée, en s’inscrivant dans un dialogue avec lui, notamment grâce à des rencontres et des échanges privilégiés avec les artistes. Si on y ajoute une totale carte blanche pour les créations culinaires, les contraintes sont finalement limitées et cela a permis à Yozora de s’épanouir vite. » Comme quoi, quand on veut...
Au Luxembourg, on est encore loin de tels mariages sereins. Les musées et institutions culturelles n’y ont jamais vraiment été synonymes de bonnes tables. Pendant des années, le terrain a été occupé par des petits cafés et snacks sans grande ambition, voire tout à fait oubliables. Qui se souvient de Njord au Mnaha, du am 14 au City Museum, ou même de Pure au Mudam ? Il aura fallu un second essai collaboratif tout aussi éphémère avant que le musée ait enfin la bonne idée de faire appel à un acteur local apportant à la fois une expertise de terrain et un atout social avec l’enseigne Chiche ! Pourquoi les musées luxembourgeois ont-ils autant de mal à nous faire saliver ? Ailleurs, la clé du succès se situe dans la concordance d’une certaine audace, tant pour l’institution que pour le chef résident, la volonté de créer des lieux de vie qui sortent des carcans classiques et un tantinet altmodisch du vingtième siècle, et d’une bonne dose de compréhension et de connivence.
Et c’est peut-être là où le bât a blessé : les institutions culturelles publiques ont tendance à oublier que confier la gestion d’une activité à un acteur privé extérieur représente certes une opportunité pour lui, mais que la concertation est nécessaire pour assurer la pérennité financière d’un nouveau concept. Ne pas dire oui à tout d’un côté, ne pas faire des millions de l’autre non plus, mais avoir le respect mutuel et l’envie de bosser ensemble pour proposer une expérience conviviale et plus pointue du musée aux différents publics. Et quand ça se passe mal, il est difficile de rectifier le tir bancal. À Esch, par exemple – et même s’il ne s’agit pas exactement de musée – il est de notoriété commune que le restaurant K116 n’a que très peu d’interactions ou d’actions communes avec la Kultufabrik qui l’accueille dans son sein. Au Grund, Neimënster et sa Brasserie Abtei jouent au chat et à la souris, quand l’un avance l’autre recule, ou inversement, loupant le coche d’une expérience culturelle et culinaire qui pourrait fédérer un public élargi, dans un cadre au potentiel absolument fou. Dommage.
Mais à ce jeu de l’aventure entre culture pointue et gastronomie, un lieu semble enfin avoir compris le truc et dessine les prémisses d’une nouvelle manière locale d’aller au musée. Le Casino Luxembourg, en choisissant et en mettant en lumière son concept Public House, marque des points et pas qu’un peu. Pourtant, ici aussi, la superbe salle de restaurant illuminée par le néon de Claudia Passeri a connu des échecs cuisants. Mais à nouveau le choix de l’audace et de la jeunesse a porté ses fruits : Public House, porté la cheffe Anne Knepper fonctionne et a même permis à cette dernière de rafler le titre de Jeune cheffe de l’année 2025 pour le guide Gault&Millau Luxembourg. Miser sur la jeunesse et ne pas hésiter à secouer un peu les grandes dames de la culture pourrait donc être un pari gagnant, car il est indéniable que la jeunesse n’a pas peur d’aller au musée si la promesse est alléchante, en atteste le carton sans appel des événements Mudam Open Air...