Créé en 1946 et comptant 30 000 membres issus de 137 pays aujourd’hui, l’Icom (Conseil international des musées) soutient le développement des compétences et sensibilise le public aux musées et à leurs missions. Parmi les différents comités qui composent ce conseil figure le Ceca, le Comité pour l’éducation et l’action culturelle. Il regroupe des professionnels engagés dans la pratique de l’éducation muséale et la participation des publics. En 2021, le thème de sa conférence annuelle était la cocréation curatoriale entre publics et professionnels. Le cas du Musée M de Louvain, en Belgique, où se tenait cette manifestation d’ampleur, était présenté en modèle. Cette institution a entrepris depuis plusieurs années un travail original auprès de publics socialement isolés. Ainsi le projet « Les Dix », du nombre de visiteurs invités à proposer des pièces de leurs choix prélevées au sein des collections du musée. Une sorte d’exposition personnelle reposant sur un choix de non-experts et reflétant la sensibilité esthétique de chacun. Une expérience que le musée M mène auprès de personnes issues de l’immigration ou d’étudiants chargés d’en assurer le commissariat.
D’autres exemples existent, comme le Musée de l’île d’Hokkaido dont le fonctionnement implique la population autochtone des Aïnous. En France, citons la résidence expérimentale « Cabano Musée » (2017-2018), qui s’est tenue à la Cité des sciences et de l’industrie Paris. Pendant six mois, quatorze personnes étaient associées à l’équipe scientifique pour un partage de créativité, de connaissances et de savoir-faire. Un projet de « conception participative » auquel a pris part un groupe d’enfants qui, accompagnés de professionnels (deux muséographes, deux commissaires), ont fabriqué leur propre cabane, intégrée au parcours de l’exposition Cabanes. Dans ces exemples, la cocréation désigne la conception et la production d’un objet esthétique (une pièce d’exposition) ou d’un objet curatorial (choix des œuvres, commissariat d’exposition) de façon collaborative. La cocréation rejoint des préoccupations actuelles, qui lient l’implication des publics à de plus vastes enjeux, comme l’aspiration à une démocratie participative, moins formelle, où le qualitatif l’emporterait sur les injonctions du chiffre et de la fréquentation. Il en est de même dans le travail social où est encouragée la reconnaissance des savoirs dits « expérientiels », entendus comme le savoir « ordinaire » que toute personne détient par l’expérience. Une révolution épistémologique, si l’on en croit le sociologue Jean-Louis Laville, auteur de Pour un travail social indiscipliné (2023).
Laura Zaccaria, coordinatrice de l’Icom Luxembourg, situe la notion de cocréation dans un contexte où « la participation des publics et des communautés est devenue centrale dans la nouvelle définition du musée, adoptée par l’Icom en 2022 à Prague au terme d’un long processus. » Cette définition incite les musées à devenir un lieu d’expérimentations et une interface entre les sciences et la société, en se basant sur « des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances. » En pratique, elle renouvelle les habitudes de travail et change le regard sur ses missions : « En associant différents collaborateurs et, surtout, le public, à la conception des projets et des expositions, ce mode de travail dépasse le modèle traditionnel où les expositions étaient entièrement conçues par les spécialistes », indique Laura Zaccaria. Avec cet avantage, selon elle, de renforcer le lien entre l’institution et ses communautés. Au Luxembourg, les musées se sont lancés dans une démarche similaire à la fin des années 2010.
Dès 2016, pour son exposition sur la Guerre froide, l’équipe du Nationalmusée um Fëschmaart a recueillis des témoignages d’acteurs politiques vivant au Luxembourg, en vue de les intégrer au parcours. Rebelote dans le cadre de son exposition sur le passé colonial du Luxembourg en 2022, où neuf témoignages de personnes congolaises ont été enregistrés et retransmis. Dans les deux cas, la démarche cocréatrice aboutit à la production et à la valorisation d’un savoir « ordinaire », tout en contribuant à la transmission d’une mémoire collective ancrée dans un environnement localisé. L’année dernière, l’exposition consacrée à la Révolution des Œillets a été l’occasion d’approfondir cette démarche. Pour cette manifestation qui a une résonance particulière pour la communauté portugaise du Luxembourg, quatorze témoignages vidéo ont été réalisés et plus de 550 billets rédigés ont été récoltés à l’issue de l’exposition, dans un espace d’expression libre mis à la disposition des visiteurs. Ces documents sont entrés dans les fonds du musée. Elles constituent pour Régis Moes, directeur adjoint du musée, une source précieuse en même temps qu’une alternative à la vidéo, où des formes d’inhibition ou d’autocensure peuvent apparaître à propos de sujets sensibles, qui renvoient parfois à des parcours douloureux. « L’écrit requiert d’être assis, de poser son smartphone et de se donner un peu de temps pour partager une pensée, une impression ou un souvenir. », souligne Régis Moes, qui insiste sur la pertinence des observations consignées. Des objets de participants ont également été prêtés pour la manifestation : un appareil photo, un livret de service militaire, des publications d’époque... Le résultat d’un processus curatorial mené en amont auprès de la population, via des personnes-relais et un appel à contribution posté sur les réseaux sociaux. Une soirée a été ensuite organisée au musée pour présenter le projet et rencontrer les personnes intéressées. Pour certains des participants, cette implication s’est poursuivie à des tables-rondes au sein de la programmation.
Aux musées de la Ville de Luxembourg, la cocréation est devenue à la fois un engagement et une méthode de travail. « La participation et la cocréation sont une approche centrale et importante, parce qu’elles ouvrent et démocratisent le musée et l’accès au patrimoine culturel », s’enthousiasment Anne Hoffmann, conservatrice au City museum, avec Kyra Thielen et Céline Offermans, responsables du service culturel et pédagogique. « Ce ne sont plus uniquement les experts du musée qui décident de ce qui est montré et son interprétation. Les visiteurs et les communautés sont impliqués. Ainsi naissent des récits multiperspectifs et multivocaux, qui abordent des thèmes de société actuels et s’adressent à un public plus large. » Les effets sur le public sont reconnus et appréciés. Les expositions et les projets deviennent, « plus pertinents, plus vivants et plus étroitement liés aux expériences et aux émotions des habitants et habitantes de la ville. Ils créent de l’identification et stimulent le dialogue. »
Comment distinguer la cocréation avec le public des activités de médiation habituelles, à l’heure où la participation est devenue un mot fourre-tout, vidé de son sens ? Dans la médiation classique, le public n’est impliqué qu’après la conception et la production des contenus, pensés et mis en œuvre par le musée exclusivement. Alors que la cocréation sollicite les communautés dès le processus de conception des contenus. Les trois responsables précisent : « Le public devient un co-acteur ou co-actrice, un véritable partenaire, dans une forme de partage du pouvoir. Pour les professionnels du musée, cela signifie mobiliser d’autres compétences : il faut écouter, construire la confiance, partager la responsabilité et travailler de manière ouverte quant aux résultats. La devise est trust the process. Ce n’est pas seulement le produit final qui compte, mais aussi le chemin, qui ouvre de nouvelles perspectives et renforce les relations. » Un modèle mis en œuvre au City museum lors de l’exposition Best of Posters au City (2022-2024), où six groupes issus de différentes communautés ont été formés pour sélectionner les affiches à exposer. Citons également l’Urban History Festival, où les habitants de différents quartiers élaborent un programme de week-end interactif. Ou encore le Queering the Museum, en collaboration avec le Laboratoire d’études queer, sur le genre et les féminismes, qui vise à rendre le musée et sa programmation plus inclusifs.
Encore faut-il que les professionnels soient formés ou recrutés à cette fin, ou au minimum, qu’ils disposent des compétences pédagogiques et relationnelles nécessaires. Cette démarche collaborative exige beaucoup de souplesse, de temps et de compréhension. À l’heure où les musées voient leur rôle social considérablement élargi, pareille approche apporte son lot de défis : « Comment atteindre les communautés et construire une confiance durable ? », se demande-t-on aux musées de la Ville. Et de conclure : « Les musées ont encore tendance à rester très académiques et exclusifs. Briser cette tendance requiert un véritable effort. »^