Le numérique fait désormais partie intégrante de la vie quotidienne. Des smartphones aux algorithmes qui influencent nos choix, la digitalisation détermine nos points de vue sur le monde. En art également, le numérique est devenu un outil important, de plus en plus exploré par les artistes.
Le terme d’art numérique recouvre des réalités diverses : jeux vidéo nécessitant ordinateurs et écrans, œuvres de réalité augmentée transformant l’espace public en interface numérique, photographies générées par intelligence artificielle questionnant l’authenticité visuelle, sculptures biomimétiques inspirées d’organismes microscopiques, ou installations organiques transformant les signaux bioélectriques des plantes en expériences artistiques. Cette diversité explique les difficultés d’exposition : chaque œuvre « numérique » pose des défis techniques, spatiaux et conceptuels spécifiques. Il n’existe pas de solution universelle – seulement des stratégies adaptées à chaque proposition artistique.
Elektron, plateforme qui explore l’intersection de l’art, des technologies digitales, de la science et des questions sociétales, a fait le choix de présenter l’art numérique au cœur de la vie quotidienne. Plus précisément, au Centre Mercure d’Esch-sur-Alzette, un passage commercial datant des années 1970, entre kebabs et salons de coiffure. C’est là qu’Elektron a installé son laboratoire culturel temporaire pour l’exposition Hybrid Futures: Rhizomes, Meshworks and Alter-Ecologies, de mai à juillet dernier. Le lieu n’a pas été défini par un contrainte budgétaire mais par une conviction curatoriale.
Quand quatre adolescents se réfugient d’un orage dans nos locaux et découvrent le jeu vidéo The Alluvials de l’artiste Alice Bucknell, ils demandent : « C’est gratuit ? On peut jouer ? » Cette rencontre fortuite révèle un défi fondamental : comment créer des conditions d’accessibilité permettant ces découvertes impromptues ?
L’art numérique souffre d’un préjugé tenace : il serait froid, technique, élitiste ou sans grande profondeur. Les visiteurs d’Hybrid Futures ont cependant systématiquement prouvé le contraire : Ils « ne s’attendaient pas à ça » à la seule lecture des textes explicatifs. Cette dissonance révèle un problème : comment décrire par des mots une expérience essentiellement sensorielle et temporelle ?
L’art numérique nécessite souvent des conditions techniques spécifiques : obscurité contrôlée, alimentation électrique, connectivité réseau stable, ordinateurs et logiciels spécifiques, parfois serveurs dédiés. L’installation Waldwandel/Forest Flux de Tamiko Thiel et /p illustre cette complexité. Malgré son apparence simple – quatre blocs grand format avec tirages d’arbres stylisés – son installation successive sur différents sites de la Ville d’Esch a nécessité équipe technique spécialisée, matériel de levage et planification minutieuse. Cette contrainte recèle une opportunité : l’art numérique peut habiter des espaces impensables pour l’art traditionnel : centres commerciaux, espaces publics ou encore halles industrielles comme le fût la Möllerei pendant Esch2022. Cette flexibilité ouvre des possibilités de démocratisation culturelle inédites.
La médiation est un autre point crucial, et Waldwandel/Forest Flux est encore une fois le parfait exemple. Face aux panneaux, les passants observent les visuels imprimés puis repartent, pensant avoir « vu » l’œuvre. Ce n’est que lorsque nous montrons ce qui se passe sur l’écran d’un smartphone pointé vers l’installation qu’ils comprennent : la forêt prend vie, évolue, se transforme. Leur émerveillement est immédiat. Mais cette médiation concrète est indispensable. Tout le monde ne sait pas ce qu’est une œuvre de réalité augmentée.
Cette méconnaissance révèle un défi majeur. L’art numérique utilise des technologies quotidiennes (ordinateurs, internet, smartphones, applications) sans que le public en saisisse les potentialités artistiques. La frontière entre outil et œuvre demeure invisible. Le médiateur devient traducteur de possibles, révélateur de ce qui était là mais imperceptible. L’artiste Miguel Ângelo Marques illustre une autre approche avec ses ateliers de « dessin non-conventionnel » qui créent des ponts entre perception sensorielle et création artistique. Cette médiation ne se contente pas d’expliquer l’œuvre, elle prolonge son processus créatif.
Au-delà des prouesses techniques, l’art numérique rend tangibles les enjeux abstraits de notre monde hyperconnecté. Quand Alice Bucknell nous propose d’incarner un fleuve dans The Alluvials, l’artiste transforme notre compréhension viscérale du changement climatique. Quand Bruce Eesly révèle la nature artificielle de ses photographies agricoles dans New Farmer, il nous confronte à notre rapport à la vérité à l’ère de l’IA. Cette capacité à transformer concepts complexes en expériences sensorielles constitue la force de l’art numérique. Waldwandel/Forest Flux ne se contente pas d’informer sur l’évolution des forêts, elle permet de voir cette transformation. Les installations de Miguel Ângelo Marques ne décrivent pas l’intelligence végétale, elles la font entendre et sentir.
L’art numérique fonctionne comme médiateur entre expertise scientifique et compréhension citoyenne. Il crée des ponts là où le discours technique échoue, entre données climatiques et émotions, entre algorithmes et éthique, entre innovation technologique et questionnements sociétaux. Cette mission de sensibilisation exige que les institutions se réinventent. Exposer l’art numérique ne signifie pas uniquement installer des écrans dans des galeries, mais créer des conditions pour que le public s’approprie ces questionnements technologiques.
Les institutions deviennent des espaces où citoyens et artistes explorent collectivement les implications de la digitalisation. Comment l’IA transforme-t-elle notre créativité ? Quelles relations voulons-nous entretenir avec nos écosystèmes ? Comment préserver notre humanité dans un monde saturé d’interfaces numériques ?
L’art numérique n’offre certes pas de réponses définitives, il ouvre des espaces de questionnement nécessaires. Les quatre adolescents du Centre Mercure l’ont compris intuitivement. Ils ont joué, questionné, découvert. Mais cette expérience ne garantit pas une compréhension immédiate des enjeux technologiques complexes. Elle crée plutôt un point d’entrée, une curiosité, un début de dialogue.
C’est exactement cela que les institutions doivent faciliter : non pas l’explication univoque de l’art numérique, mais la création de conditions où l’expérience devient possible. Pas nécessairement pour « comprendre » le monde numérique, peut-être pour commencer à se poser les bonnes questions sur le monde qui se construit sous nos yeux, avec ou sans notre consentement éclairé.