Comment les animaux exposés dans les musées sont-ils tués et naturalisés ? Chasse, provenance coloniale et taxidermie : Des pratiques ancestrales remises en question

Histoires d’espèces

d'Lëtzebuerger Land vom 10.10.2025

Des cabinets de curiosités aux reconstitutions immersives et interactives, la présentation des collections dans les musées d’histoire naturelle a largement évolué. Elle reflète non seulement l’évolution des découvertes et connaissances ou l’amélioration des techniques de conservation, mais aussi les réflexions éthiques, philosophiques et sociétales autour du vivant en général et des animaux en particulier. Les premières collections, rassemblées par des familles nobles ou des dignitaires ecclésiastiques dès la Renaissance, mettent l’accent sur l’étonnement, la rareté. Ces cabinets de curiosités, Wunderkammern ou studioli, s’inscrivent dans la dynamique des premiers grands voyages d’exploration et du développement des connaissances scientifiques.

La dent de narval exposée au musée de la Cour d’Or à Metz fait typiquement partie de ces objets bizarres qui entretenaient les mythes, étant souvent présentée comme une corne de licorne. Acquise par le Duc de Deux-Ponts à la fin du 18e siècle, elle est saisie, comme sa collection d’oiseaux, à la Révolution française. À partir de cette confiscation, la ville de Metz ouvre un cabinet d’histoire naturelle en 1817, ouvert au public en 1828. À cette époque, oiseaux et petits mammifères étaient souvent présentés dans des boîtes vitrées ou sous cloches, souvent groupés de façon décorative, parfois en compositions denses et artificielles. Récemment ouvert au sein du musée, le Pavillon de la biodiversité en expose plusieurs, comme le kiwi austral dans sa cloche d’origine datant de 1851. Les vitrines anciennes ont été restaurées et présentent une partie de la collection qui compte 35 000 spécimens. « Depuis le 19e siècle, des savants messins collectent, achètent des pièces à Paris, certains voyagent dans les colonies et ramènent beaucoup d’objets exotiques. La collection s’est enrichie de cette façon », détaille Maëlys Sinnig, responsable du Pavillon. Cette première partie de l’exposition rappelle la manière ancienne de présenter les animaux (souvent les plantes ou les minéraux également), sans réel contexte, même si ces collections anciennes servaient pour l’enseignement et l’étude scientifique. Certains oiseaux sont des spécimens de référence qui ont servi à leur toute première description, comme la grive dorée en 1825.

L’évolution des musées d’histoire naturelle a ensuite été marquée par une approche naturaliste. Jusqu’au milieu du vingtième siècle, beaucoup construisent des salles entières de dioramas spectaculaires, présentant des groupes d'animaux empaillés dans des scènes théâtrales qui évoquaient l’apparence des savanes, des jungles, des banquises. Ils étaient conçus pour donner au public urbain une compréhension rudimentaire des écosystèmes et lui inculquer un respect pour la nature. Ces dispositifs rendaient visible la diversité du monde naturel tout en célébrant la puissance de la science moderne. Ces paysages étaient généralement reconstitués sans trace humaine, effaçant la présence des sociétés locales et naturalisant la vision d’un monde « sauvage » offert au regard occidental. Ces attractions à la fois pédagogiques et nostalgiques dans la vision d’une nature « primitive », s’inscrivent dans une époque coloniale où l’on ne voyait pas de contradiction entre la préservation de la nature sauvage et la chasse au gros gibier. D’importants musées ont entrepris des programmes de recontextualisation, mentionnant la provenance coloniale des collections et intégrant des chercheurs africains dans ce travail critique. Le Musée royal d’Afrique centrale (à Tervuren, à côté de Bruxelles) a conservé certains dioramas coloniaux tout en y ajoutant des textes explicatifs sur leur fabrication et leur portée idéologique. Ce sera le propos de l’exposition Panorama du Congo 1913. Illusion coloniale démontée qui ouvre fin novembre. À New York, l’American Museum of Natural History a ajouté des panneaux critiques à la salle des peuples africains, expliquant les stéréotypes coloniaux de sa conception.

La suite du parcours dans le Pavillon de la biodiversité met en évidence les espèces disparues ou menacées et protégées. « La star de l'expo, c'est le grand pingouin. Il y en a huit dans les collections françaises. Cette espèce ne savait pas voler et a été chassée facilement. Elle s’est éteinte en 1844. » Des vidéos et des textes expliquent de manière claire et directe les causes des extinctions : chasse, destruction d'écosystèmes, introduction d’espèces exotiques, manipulations génétiques, l’Homme est désigné coupable.

La présentation des espèces, et principalement la taxidermie, incarne aujourd’hui un ensemble de significations contradictoires. Objet hautement ambigu, l’animal empaillé présente à la fois la simulation de la vie et la matérialité de la mort. À l’ère de la crise écologique et du questionnement postcolonial, ces expositions soulèvent des débats éthiques majeurs. Il est impossible d’ignorer les pratiques impérialistes qui sous-tendaient la chasse, la collecte et le classement des animaux provenant d'autres régions du monde. Comment exposer un animal mort sans reproduire des logiques de domination ou d’appropriation ? Comment rendre justice à la fois au spécimen, à son histoire, et à la sensibilité contemporaine envers le vivant ?

« Nous devons repenser la manière de montrer les animaux, préciser l’époque, le lieu et les circonstances de leur mise à mort, avec un certain degré de transparence », affirme Patrick Michaely, directeur du Musée national d’histoire naturelle du Luxembourg. Il explique par exemple que le grand cerf exposé dans une salle a été chassé par le Grand-Duc Jean. Ce travail de transparence s’inscrit dans une démarche de « décolonisation muséale » : il ne s’agit pas seulement de rapatrier des objets, mais de repenser les récits, les voix et les valeurs que ces expositions transmettent. Au musée de Metz, une meute de loups datant du 19e siècle et une ourse acquise en 1946 figurent en marge de l’exposition des milieux naturels régionaux. « La manière dont ils ont été naturalisés à l’époque les montre en posture agressive, les dents dehors, menaçants. Nous n’avons pas voulu les intégrer aux scènes du présent. Le texte de présentation indique bien ce contexte historique », explique Maëlys Sinnig. Aujourd’hui, les taxidermistes au service des musées présentent les animaux de la façon la plus neutre possible.

Pour illustrer l’évolution de la manière de considérer les animaux, Patrick Michaely revient sur une affiche que le musée avait éditée sur la protection des chauves-souris à la fin des années 1990, alors qu’en 1951, le même musée avait participé au « nettoyage » d’une colonie entière de ces bestioles dans les casemates, à la demande de l’office du tourisme. La relation aux animaux fera justement l’objet d’une prochaine exposition au Natur Musée, sous le titre AnimalECH. « On peut prendre l’exemple du lapin, parce qu’il revêt tellement d’aspect différents. Dans plusieurs religions, il représente une symbolique forte, principalement liée à la fertilité et au renouveau. On le connaît à travers les histoires, les légendes, les mythes. Pour certains c’est un mignon animal de compagnie, pour les Australiens, c’est une vermine envahissante, à Malte, c'est le plat national. »

On pourra aussi découvrir l’histoire de Freddy, un lion ramené par le chanteur Freddy Quinn au zoo de Senningen où il était gardé dans de très mauvaises conditions, une cage bien trop étroite (l’ensemble des animaux de ce zoo, fermé à la fin des années 1980, étaient négligés et affamés). « On veut établir une biographie personnalisée du lion, en tant qu’individu avec une histoire personnelle, pas seulement comme un exemple d’une espèce », détaille le directeur. Des biographies et parcours difficiles à établir pour de nombreuses pièces de la collection qui datent du 19e siècle.

La manière de collectionner des musées a également changé. « Depuis les années cinquante, le musée n’a plus vraiment enrichi ses collections. La protection des espèces marque vraiment un frein aux acquisitions », constate Maëlys Sinnig. La seule pièce récente est un bouc, mort naturellement à la Pépinière de Nancy que le musée a fait naturaliser. Au musée luxembourgeois, où travaille un taxidermiste, une collaboration avec le Centre de soins pour la faune sauvage à Dudelange ou avec le Parc Merveilleux de Bettembourg fournit des spécimens qui servent plutôt à la recherche scientifique. « Les oiseaux sont conservés sur peau, ils ne sont pas montés », explique son directeur. Le Naturmusée est très prudent quand il s’agit de faire des acquisitions. Il tient non seulement à connaître la provenance des pièces, mais aussi le contexte de leur observation et disparition. « Si on ne sait pas où l’animal a été tué, quand et par qui, il n’a pas de valeur scientifique. On n’est pas des collecteurs de timbres ! »

Dans les scénographies actuelles des musées, comme au Pavillon de la biodiversité à Metz, les spécimens naturalisés rappellent l’ampleur de la disparition ou la fragilité des espèces et les violences humaines infligées au monde animal. La valeur patrimoniale et émotionnelle des taxidermies historiques sert ce propos. Plutôt que d’exposer des animaux isolés dans des vitrines, on met en avant leurs relations : prédateurs, pollinisateurs, habitants d’écosystèmes fragiles. Ailleurs, d’autres institutions privilégient des moulages, des répliques 3D ou des modèles numériques.

La présentation d’animaux naturalisés dans les musées d’histoire naturelle se situe aujourd’hui au croisement de plusieurs crises : écologique, morale et épistémologique. Ces spécimens incarnent les tensions entre science et pouvoir, curiosité et domination, mémoire et transformation. Les débats actuels témoignent d’un mouvement muséal qui ne cherche plus à figer la nature, mais à penser nos relations avec elle. 

France Clarinval
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