Jamais le musée n’a autant été une invitation au voyage. Si autrefois on affluait de loin pour admirer des chefs d’œuvre là où ils se trouvaient, désormais c’est le musée qui voyage, murs et collections compris. On parle de « musée-franchise », de « musée satellite » ou même de « musée international ». Pionniers de cette tendance, la fondation Guggenheim, le Centre Pompidou et le Louvre.
On doit probablement cette idée à Peggy Guggenheim. Involontairement. Héritière, grande amatrice d’art et d’artistes, elle fut aussi mécène. Installée à Venise avec ses œuvres et ses chiens, elle y décède en 1979, ayant pris soin de léguer sa collection à la fondation de son oncle Solomon R. Guggenheim, autre grand collectionneur. Celui-ci avait ouvert le célèbre musée de New York, conçu par Frank Lloyd Wright, en 1959. Or depuis 1951 déjà, Peggy ouvrait les portes de son Palazzo Venier dei Leoni sur le Grand Canal quelques après-midi par semaine à qui souhaitait voir ses œuvres. Chronologiquement donc, chez les Guggenheim, Venise a ouvert avant New York, sauf qu’il n’existait alors aucun lien institutionnel entre les deux, à part le patronyme.
Depuis New York, on décide de laisser la collection de Peggy à Venise et même de l’enrichir, avec l’accord de la ville qui y trouvait son intérêt. En 1997, la fondation Guggenheim renouvelle le concept avec l’ouverture de l’antenne de Bilbao et le formidable partenariat avec l’architecte Frank Gehry. Une recette gagnante : la garantie de la « marque » du musée et de ses collections, un architecte visionnaire, une ville partenaire. La mayonnaise prend. Bilbao reste aujourd’hui une destination culturelle incontournable et un succès économique. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Abu Dhabi sera la prochaine étape. On rappelle Frank Gehry, aujourd’hui 96 ans, et on recommence, avec les mêmes ingrédients. Le Guggenheim Abu Dhabi devrait ouvrir ses portes en 2026.
Dans la grande famille « Centre Pompidou », c’est l’ébullition. Si la maison mère à Paris (inaugurée en 1977, architectes Renzo Piano, Richard Rogers, et Gianfranco Franchini) vient tout juste de fermer ses portes pour cinq ans de travaux de remises aux normes, la petite sœur de Metz (2010) se porte très bien. Sous la grande voile conçue par les architectes Shigeru Ban et Jean de Gastines, elle communique fièrement sur « sa forme olympique », sur ses « fréquentations en hausse » et sur sa qualité de « premier vecteur d’attractivité du territoire » (communiqué de presse de l’agence Inspire, avril 2024).
La collection de famille est immense, une des plus grandes d’Europe concernant l’art moderne et contemporain, de quoi puiser largement et exhiber quelques bijoux exceptionnels dans des expositions temporaires et permanentes. D’autant plus que maintenant que Paris fermé, les réserves débordent. L’expansion culturelle et la quête de nouveaux publics vont encore plus loin avec le principe des antennes décentralisées. On a vu apparaître des Centre Pompidou à Malaga en 2015 et Shanghai en 2019. Deux villes qui viennent de renouveler ces partenariats. Bruxelles devrait ouvrir son Kanal-Centre Pompidou dans un an. D’autres encore sont prévus à Hanwha-Séoul en Corée du Sud (2026), à Foz de Iguaçu au Brésil (annoncé pour fin 2027) et à Jersey City, NY (2030). Il s’agit de diffuser son savoir-faire, de contribuer au rayonnement du musée matrice et celui de son pays d’origine, tout en encourageant la création et la culture locales. Quand la culture se fait diplomatique.
Quant au Louvre, il a marqué un essai avec le Louvre Lens en 2012, mais l’a surtout transformé avec le Louvre d’Abu Dhabi (ville qui décidément se donne les moyens de devenir un pôle culturel mondial), ouvert en 2017. Si aux Émirats arabes unis, le musée est un succès, le Louvre Lens a présenté en 2024 un bilan déficitaire malgré une fréquentation honorable. Pas assez d’art contemporain ?
De 2006 à 2009, l’institution parisienne s’était associée au High Museum of Art d’Atlanta (USA) en prêtant des œuvres majeures, certaines pour un délai assez court, posant ainsi la question des limites de ces échanges de bons procédés culturels. Le musée n’était-il pas un écrin sensé conserver au mieux l’œuvre d’art ? Ces transports incessants ne risquent-ils pas de fragiliser des objets uniques… et d’enrichir les assurances ? Est-ce qu’une œuvre déracinée de son contexte de création ne perd pas un peu de son sens ? Ne risque-t-on pas d’appauvrir la diversité culturelle en uniformisant la muséologie ? Et surtout ce rayonnement d’une institution au lourd poids patrimonial ne risque-t-il pas d’écraser les autres musées et la création, passée et contemporaine, de la ville hôte ?
Reconnaissons tout de même à ces déclinaisons de musées une grande qualité : ils ont sacrément dépoussiéré l’image traditionnelle du musée temple ou cimetière. L’art qui s’exporte fait bouger les foules. C’est tellement plus excitant de prendre l’avion plutôt que le tram…