Des lieux de résistance

d'Lëtzebuerger Land vom 10.10.2025

À l’heure où la gen Z a grandi les yeux rivés sur des écrans, il est urgent se demander ce qu’il reste de la rencontre physique, de l’expérience sensible et incarnée du monde pour les jeunes. Je parle ici de ceux auxquels j’ai à faire dans le cadre de l’enseignement, qui ont entre treize et 22 ans.

Nous avons tous une identité physique consacrée par une carte d’identité ou un passeport, mais aussi délimitée par des règles, droits et devoirs, mais nous avons aussi des identités digitales multiples, sur chaque plateforme ou réseau social, des identités qu’il faut considérer aussi dans le cadre de limites de notre société. La réalité digitale s’est imposée comme horizon dominant. Les réseaux sociaux, le flux d’images, les informations et surtout les avis et les opinions, tous confondus, défilent sans fin et sans filtre. Ils sont programmés par des algorithmes qui ne sont pas là pour prendre soin du bien-être des jeunes, mais pour générer du profit. Une réalité qui n’invite plus à voir ou à penser mais à consommer, dans une logique pavlovienne dictée par une prédictibilité presque totale de notre consommation et de nos idées. Ce qu’expliquaient l’acteur Sacha Baron Cohen, dans son discours très articulé devant l’assemblée de ADL1 et Shoshana Zuboff, dans son livre intitulé The Age of surveillance capitalism. La sociologue y signalait que les réseaux sociaux ne sont pas de simples espaces d’échanges : ce sont des machines à capter nos données, à monétiser notre attention et à prédire nos comportements. Ce n’est pas seulement notre consommation qui est orientée, mais nos idées, notre rapport au monde et à nous-mêmes. Les adolescents, particulièrement, en sont les cibles idéales : leur imaginaire, encore fragile, est colonisé par des images qui ne leur appartiennent pas et par des logiques économiques qui exploitent leur désir de reconnaissance.

Dans ce contexte, la lecture ou la visite d’un musée avec des adolescents prennent une signification culturelle nouvelle. Ce n’est plus seulement un moment d’éducation artistique, mais un geste de résistance dans la réalité physique. Entrer dans un musée, c’est réaffirmer la primauté d’un espace tangible, d’un corps qui marche, qui regarde, qui respire et qui se confronte à une œuvre ; un écho de la réalité complexe du monde. C’est, pour un instant, sortir de l’emprise du flux numérique pour renouer avec un temps plus ralenti, une expérience incarnée et humaine. On peut dire cela de toute sortie, mais un musée reste un endroit particulier.

Asma Mhalla, dans son très récent Cyberpunk2, va plus loin, en décrivant la manière dont les États-Unis, mais aussi l’Europe, se trouvent redessinés ou reprogrammés sous l’influence des grandes entreprises de la tech et de leurs représentants qui suivent des idéologies libertariennes. Elle montre que derrière le vernis pseudo-progressiste des plateformes se cache un projet idéologique : transformer nos sociétés en marchés permanents, où chaque interaction humaine devient une donnée exploitable. Cela mène à fragiliser la démocratie, la sociabilité et la réflexion, c’est-à-dire les facultés cognitives.

La dépossession est double : économique, puisque nos attentions et nos désirs deviennent les produits de multinationales ; mais aussi existentielle, car l’expérience du réel, comme celle de la convivialité est progressivement remplacée par une expérience médiatisée, formatée. Les musées ne sont pas à l’abris de cette dépossession, la convivialité y est aussi trop souvent remplacée par des soirées normées et instagrammables. La culture de l’événement est un reflet de la réalité digitale où l’on donne l’illusion d’échanges humains véritables, mais favorise davantage le cloisonnement. Toute cette event culture a pris le pas sur la convivialité, les échanges et la confrontation avec l’art, aussi auprès du public adulte.

La socialisation des jeunes se joue désormais sur Instagram, TikTok, Snapchat ou autres : leur identité est façonnée par des images filtrées et par la pression constante du regard des autres, avec très peu de modération ou de contrôle. Là où l’adolescence devrait être un moment de construction personnelle, de recherche de soi à travers l’expérimentation et le rapport direct aux autres, elle devient un terrain d’angoisse, de comparaison, de dépendance à la validation numérique. Les jeunes ne savent plus à quoi se référer dans le monde physique. En revanche, une sortie guidée dans un musée donne aux jeunes et à ceux qui les accompagnent des codes et une autre manière de comprendre la réalité, de façon plus complexe, à travers les représentations artistique et mémorielle, parfois avec des outils technologiques, voire les intelligences artificielles. La « réalité » des réseaux sociaux, calquée sur la binarité du langage digital simplifie la réalité et efface peu à peu la réflexion complexe aussi bien que l’empathie.

À cet âge, le contact avec la matière sensible d’un monde partagé et complexe, devient crucial. Le musée peut devenir ou redevenir un contre-espace. La visite d’un musée retrouve une importance cruciale. Un musée n’est pas un flux : c’est un espace délibérément lent, silencieux souvent, où l’on se déplace dans le temps et dans l’espace. Face à une œuvre, le jeune se découvre un spectateur libre, sans un algorithme qui lui dicte ce qu’il doit voir. Il éprouve une forme de présence à lui-même et au monde, qui ne peut être réduite à des données.

Les musées doivent donc être autant de lieux de friction : les œuvres résistent, elles demandent du temps, elles ne se livrent pas dans l’immédiateté. Elles exigent un effort, un déplacement intérieur, parfois même un inconfort. Cet effort est aux antipodes de l’économie des écrans, qui privilégie la gratification instantanée. L’expérience muséale est donc profondément formatrice : elle réapprend à regarder, à écouter, à se laisser surprendre. L’art, dans son ancrage matériel, devient un emblème de résistance. Il ne s’agit pas seulement d’esthétique : il s’agit de réapprendre à se confronter à l’altérité d’une œuvre et, par extension, d’un autre être dans un lieu dédié à cette friction.

En tant qu’institution publique, le musée porte une dimension politique et collective. Là où les plateformes numériques sont guidées par le profit, le musée doit rester régi par une mission culturelle et éducative : il œuvre pour le bien commun. Le musée ou le centre d’art ne cherche pas à capter l’attention pour la revendre, mais à nourrir le regard, à enrichir l’imaginaire, à construire une mémoire collective.

Amener des adolescents au musée, c’est leur rappeler qu’il existe des lieux non marchands, des espaces de gratuité symbolique (l’entrée des musées au Luxembourg est gratuite pour les classes et pour les enseignants accompagnants), où l’on peut encore se former en tant que citoyen, et surtout en tant que sujet de sa vie. C’est une manière d’offrir aux jeunes un contre-modèle.

Dans une société saturée d’images et de flux d’informations non vérifiées, qui influencent jusqu’à nos idées, emmener des adolescents au musée est un acte quasi politique. C’est leur offrir des repères symboliques et sensibles. C’est leur permettre d’expérimenter un rapport au monde qui ne passe pas par l’interface d’un écran, mais par la rencontre directe avec une œuvre, un espace, un autre regard. Asma Mhalla rappelle que les clés de résistance passent par des gestes simples : la rencontre entre amis, le partage de paroles hors ligne, et l’art comme expérience commune.

Dans une époque où tout semble programmé pour capter et détourner notre attention, surtout celle des jeunes, le musée redevient un sanctuaire. Il est un lieu fragile mais essentiel. Emmener les jeunes au musée (mais aussi au cinéma, au théâtre, voire dans un stade et en voyage scolaire, l’idée reste la même) n’est pas une activité périscolaire, c’est devenu une nécessité culturelle et politique. C’est peut-être l’un des rares antidotes au monde saturé qui a trop menacé de nous priver, peu à peu, de notre humanité partagée. 

Karolina Markiewicz
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