41 689 morts au 5 octobre 2024

d'Lëtzebuerger Land vom 11.10.2024

Sur un énorme écran, en fond de scène, deux projecteurs 16mm diffusent des images immersives de feux embrasant des zones industrielles. Pendant que tout crame, huit musiciens jouent une partition digne de l’apocalypse, s’étirant sur une dizaine de minutes, sans que les flammes jaunes et rouges ne faiblissent. Vers la fin, la pellicule commence à fondre, des taches apparaissent, des larsens s’échappent des enceintes. Les musiciens quittent la scène un par un. Reste la matière sonore, des boucles indescriptibles, indomptables, sauf pour un ingénieur du son qui vient déminer précautionneusement ce magma sonore en fusion, jusqu’à isoler une séquence de violon. Puis plus rien. Des applaudissements mérités ponctuent ce coup d’éclat.

Il y a des concerts qu’on ne peut pas rater. Trop importants, trop rares. Le groupe, ou plutôt le collectif canadien Godspeed You! Black Emperor fait partie de ceux-là. 22 ans après leur seul passage chez nous, les pionniers du post-rock étaient de retour sur la scène de la Kulturfabrik, dans une salle comble, pour défendre leur dernier album intitulé NO TITLE AS OF 13 FEBRUARY 2024, 28,340 DEAD, tout en majuscules de circonstance. Un titre qui fait bien entendu référence au nombre de Palestiniens tués par l’armée israélienne à Gaza depuis le début du génocide en cours, à la date du 13 février, moment de la fin de l’enregistrement de l’album. Avant même de poser son oreille sur ce disque, l’auditeur est déjà confronté à cette tragique violence dénoncée par l’un des groupes majeurs de l’art militant.

Sur scène, au milieu des huit musiciens disposés en demi-cercle, un keffieh rouge est posé sur une enceinte, comme pour symboliser cette lutte permanente contre l’oppresseur. La performance débute de la même façon depuis 2012 : un morceau relativement court (pour les standards du groupe), introduit au violon et à la contrebasse, puis densifié par des orchestrations de guitares quasi opaques, tandis que le mot « hope » apparaît par à-coups, inscrit à la main en blanc sur un écran noir. La lumière générale est faible, aucun musicien n’est mis en avant, et ces quatre lettres d’espoir se répètent en boucle, comme un mantra.

L’album étant sorti la veille du concert, il est probable qu’une bonne partie du public ait découvert en live les nouvelles compositions, dont cinq ont trouvé leur place dans la setlist du soir. Il n’a pas été déçu, l’album est un grand cru, rappelant par moments les brûlots enlevés de Yanqui U.X.O., joués sur cette même scène de la Kufa en 2002. Mention particulière à Pale Spectator Takes Photographs, morceau psychédélique d’une densité stupéfiante, aux rythmiques changeantes, aux atmosphères qui oscillent entre urgence et mélancolie, enchaîné avec Grey Rubble - Green Shoots, une référence pleine d’espoir à la reconstruction palestinienne, où le violon de Sophie Trudeau nous arrache des larmes tellement c’est beau. En quasi trente ans d’existence, les Montréalais semblent simplement incapables de faire un mauvais disque.

Les deux heures passées en compagnie d’Efrim Menuck et sa troupe nous ont rappelé leur emprise sur ce sens de la narration épique, sur ces crescendos fiévreux, cette mélancolie faite de puissance autant que de virtuosité. Deux morceaux joués ce samedi incarnent cette gravité omniprésente, cette tragédie anticapitaliste interprétée dans les marges : Fire at Static Valley introduit par ces sirènes annonciatrices de l’urgence, et le plus enlevé Cliffs Gaze, aux cloches semblant sonner le glas de notre civilisation (tous deux tirés du précédent album G_D’S Pee At State’S End!).

Les bobines analogiques diffusées derrière les musiciens appuient ce constat désespéré sur la déliquescence du monde, jusqu’à cet incroyable brasier final répondant au son de World Police and Friendly Fire, seconde partie du morceau épique Static tiré de l’album Lift Yr. Skinny Fists Like Antennas to Heaven! (2000). Une ponctuation en forme de maelstrom sonore à la maîtrise tenant du prodige quand on pense à cette association de huit musiciens (dont deux batteurs).

Godspeed You! Black Emperor est un groupe essentiel de l’histoire de la musique, rien de moins. Un groupe de rock de chambre à l’intensité inégalable, aux atmosphères euphoriques, qui se joue des modes et continue de délivrer son message pacifiste et revendicateur à un moment où on en a le plus besoin. Le dernier bilan officiel des victimes à Gaza au 5 octobre 2024 (date du concert) fait état de 41 689 morts. Ce chiffre est largement sous-estimé selon le journal médical de référence The Lancet, qui l’estime à cinq fois supérieur.

Sébastien Cuvelier
© 2024 d’Lëtzebuerger Land