À la Journée de l’Économie, Franz Fayot s’affiche radical chic, cite Gramsci et plaide pour la sobriété. Un contraste saisissant avec ses prédécesseurs. Reste seulement la question de la concrétisation politique

Chiaroscuro

d'Lëtzebuerger Land vom 01.04.2022

Scorn Des conférenciers luxembourgeois discourant dans un « international English » générique, et souvent balbutiant, devant un auditoire composé en large partie de fonctionnaires d’État et de représentants d’organisations patronales ; bienvenue à la Journée de l’Économie, une messe annuelle organisée par le ministère de l’Économie, la Chambre de Commerce et la Fedil, « en coopération avec PWC Luxembourg ». L’invité d’honneur de l’édition 2022, Adam Tooze, était arrivé dès dimanche en provenance de New York et avait dîné avec le ministre Franz Fayot (LSAP). Son intervention de ce mardi ne manqua pas de piquant. Interrogé sur la fin du « paradigme néolibéral », l’historien anglais, enseignant à la Columbia University à Manhattan et tenant une chronique au Guardian, rappela à ses auditeurs « le dédain [scorn] » qu’ils inspiraient à une partie de la population, qui « n’aime pas les gens réunis dans cette salle ». Alors que les questions, prétendument neutres, de « gouvernance » économique sont en train d’être « repolitisées », les technocrates et leurs consultants seraient forcés de « légitimer leur prétention d’autorité », ébranlée par la crise financière.

La Journée de l’Économie fournit aux associés de PWC l’occasion de jouer aux maîtres de cérémonie, d’afficher leur intégration dans le tissu économique et leur proximité avec les décideurs politiques. Aux ministres de l’Économie successifs, elle permet de placer quelques messages programmatiques. En 2010, Jeannot Krecké rassurait son auditoire : « Parler des bonus des managers bancaires ou des paradis fiscaux, c’est une manière de calmer les gens. » Les « vrais enjeux » seraient tout autres, notamment la montée de la Chine : « Ils peuvent mettre un homme sur la lune, les Européens non ». En 2018, année électorale, Étienne Schneider s’offusquait de l’idée qu’on puisse penser à « limiter la croissance » : Demain, une autre croissance « hightech » serait possible, grâce à « la robotisation, la digitalisation et l’intelligence artificielle ».

Sobre Ce mardi, Franz Fayot affichait sa rupture avec la filiation productiviste (et affairiste) de ses prédécesseurs socialistes Jacques Poos, Robert Goebbels, Jeannot Krecké et Étienne Schneider : « J’ai introduit le terme de ‘sobriété’ dans les discussions tripartites. Parce que je pense vraiment que nous devons fondamentalement changer notre manière de consommer, de produire, de penser notre économie. » Dimanche, lors de leur dîner, le ministre semblait avoir briefé Adam Tooze sur les arcanes de la Tripartite. Deux jours avant que la mécanique du modèle saute, l’hôte new-yorkais se déclarait admiratif de cette institution luxembourgeoise : « J’en comprends tous les inconvénients, et je connais l’histoire du corporatisme, mais que ne donneraient pas les Américains pour avoir aujourd’hui ce genre de rationalité dans leur processus de décision économique ! » Visiblement moins enthousiaste, Fayot avoua que, face aux souffrances du peuple ukrainien, les discussions au sein de la Tripartite lui seraient par moments apparues « surréalistes ». Pour conclure Fayot opta pour un peu de radical chic, citant la phrase (tellement usée qu’elle en est quasiment devenue un cliché) de l’intellectuel marxiste Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».

En janvier 2020, le fraîchement nommé ministre de l’Économie avait annoncé une réorientation de la politique économique, expliquant vouloir donner la priorité à la protection du climat et de la biodiversité ainsi qu’à « la qualité de vie ». Deux mois plus tard, il fut happé par la gestion de la crise pandémique. Timidement, il tente aujourd’hui de relancer le débat. Lors d’une conférence en novembre, Fayot évoquait « la nécessité de changer nos comportements et nos modes de vie », avouant que cela aurait « évidemment des implications politiques de grande envergure ». Ce mardi, il désigna le Luxembourg comme « super sinner » climatique : « Nous vivons dans un système surchauffé, et le problème est systémique ». Or, il n’est toujours pas clair comment Fayot compte concrétiser ces grandes visions d’une économie durable. En attendant, on en reste au stade des discours.

Temporalités Le ministre a ainsi lancé Luxembourg Stratégie, qui doit développer des « scénarios de transition » dans une « approche prospective […] ouverte et holistique ». Initialement placée sous la direction générale de Serge Allegrezza, Luxembourg Stratégie vient d’être directement rattaché au cabinet ministériel dont il doit alimenter le « soft power ». C’est donc Pascale Junker, une transfuge du ministère de l’Aménagement du territoire, qui se retrouve aujourd’hui à la tête de ce petit think tank, comptant au total trois fonctionnaires. Luxembourg Stratégie se situerait dans le prolongement d’un processus Rifkin qui se serait « essoufflé », estimait Fayot ce mercredi à la Chambre. L’initiative est décrite comme « complémentaire » à Luxembourg in Transition, le dada du ministre vert Claude Turmes. Sans parler du KlimaBiergerRot, inventé à la va-vite par le Premier ministre libéral Xavier Bettel. Ces fabriques à fantaisies produisent une avalanche d’analyses (que personne ne lit) et mobilisent une armada de spécialistes et de communicants externes. Elles ont surtout l’avantage politique de n’engager à rien.

Ce mardi, Adam Tooze a plaidé, lui, pour une « nouvelle temporalité », non plus prospective et à long terme, mais « au jour le jour » : « A short-termist approach to hitting targets of carbon emission reductions, quarter by quarter by quarter, relentlessly ». Il faudrait appliquer aux objectifs de décarbonation le même focus que le monde des affaires applique aux objectifs de recettes et de profit : « Total accountability on a quarterly basis ». Une approche qui rappelle la définition que donnait Max Weber de la politique : « Ein starkes langsames Bohren harter Bretter ». Face à un Tooze qui estimait que si le Luxembourg réussissait à contribuer à la très onéreuse recherche sur l’acier vert, le pays pourrait « sortir de l’Histoire heureuse », Fayot résuma tout le malheur de la Realpolitik : Évidemment il faudrait décarboner la sidérurgie, mais pour cela il faudra déjà « garder les players industriels au pays ».

« People like us » Le ministre disait avoir gardé « un souvenir vif » de sa première mission économique, qui restera longtemps sa seule. Au début mars 2020, accompagné du ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), il sillonnait une Italie asphyxiée par un nouveau coronavirus. « Nous étions supposés aller à Bologne, mais la ville fut déclarée zona rossa. Nous avons ensuite visité le Musée des Offices [à Florence] qui était complètement vide. Il n’y avait personne. C’était très agréable, mais pas vraiment normal. Nous croyions quelque part que le reste de l’Europe échapperait de manière miraculeuse au virus et que nous serions préservés. Deux semaines plus tard, le Luxembourg introduisait le premier confinement par arrêté ministériel, en court-circuitant le Parlement. »

Les réminiscences de ce voyage en Italie devaient illustrer les propos d’Adam Tooze, venu disserter sur cette incapacité d’anticiper les crises et de s’y préparer. L’historien identifiait « une similarité troublante » entre le meltdown financier de 2008, la propagation du coronavirus en 2019 et la guerre en Ukraine en 2022, à savoir la difficulté de croire, même face aux évidences manifestes, « that something bad is about to happen… to people like us » : « Nous ne croyions pas que des gens comme nous puissent être bombardés par l’armée russe. D’où le choc quand c’est arrivé, l’implication étant que c’est le genre de chose qui arrive aux personnes en Syrie ou au Yémen. Nous ne croyions pas que des gens comme nous puissent mourir de maladies infectieuses. Peut-être en Chine, puisque c’est de là que, dans l’imaginaire européen, proviennent toujours les pandémies. Nous ne croyions pas non plus qu’une crise bancaire à grande échelle puisse survenir dans nos économies avancées. Cela pouvait arriver en Argentine ou en Russie, mais pas en-dehors de la sphère des marchés émergents. »

« Sweet spot » Adam Tooze avait été prié par PWC de se concentrer moins sur les « problèmes » que sur les « solutions ». Il prit cette recommandation « pragmatique » à cœur et appela à « faire les choses qui peuvent être faites dès maintenant », dont la régulation bancaire : « Imaginez les répercussions financières en 2020 si les Américains avaient dû composer avec des banques commerciales défaillantes comme en 2008 ». Alors qu’avant la pandémie, les faucons de la fiscalité luxembourgeoise se demandaient si « l’optimum » de l’intégration européenne n’avait pas été atteint ou dépassé « au regard de nos intérêts nationaux » (lire : ceux de la place financière), Adam Tooze estimait que le Luxembourg se trouvait « in a sweet spot ». Un petit pays aurait non seulement tout intérêt à être intégré dans des organisations plus larges, mais également à ce que celles-ci soient aussi fortes que possible. « Vous ne voulez pas être l’Équateur faisant tout seul face au Covid. Vous ne voulez pas être l’Ukraine faisant toute seule face à la Russie. Vous ne voulez pas être l’Islande affrontant toute seule une crise bancaire. Vous voulez être le Luxembourg. »

Lors de la Journée de l’Économie en 2019, Étienne Schneider avait déclaré ne pas partager « la grande méfiance intrinsèque par rapport aux investisseurs de pays tiers » : « Le Grand-Duché ne s’est jamais opposé à l’investissement de capitaux étrangers dans ses entreprises, même dans les entreprises publiques ». Et de citer fièrement la prise de participation de China Southern Power Grid dans Encevo, cinq mois plus tôt. Adam Tooze a rappelé ce mardi que les temps ont changé. « Nous ne pouvons plus considérer les relations commerciales privées avec la Chine – ou avec les États-Unis, si vous êtes Huawei – comme privées. Elles font désormais partie intégrante de la politique de sécurité, qui a toujours été placée en-dehors de la sphère de la politique démocratique », disait-il. Assis à ses côtés, Serge Allegrezza et Franz Fayot, respectivement le président et le ministre de tutelle de Post Group, auraient pu confirmer. En 2020, suite aux pressions de Washington et de Bruxelles, la Poste annula en dernière minute un contrat avec Huawei pour la fourniture du réseau mobile 5G. Pékin se montra peu amusé.

Alors que tous les yeux sont tournés vers Kiev, Marioupol et Tcherniguiv, les autorités chinoises viennent de placer la moitié de Shanghai, une ville de 25 millions d’habitants, en confinement. « If you are in the business of the global economy, then that’s the story to watch », estimait Tooze. « Si la Chine perdait le contrôle sur la pandémie, si Omicron ravageait la population, les dynamiques politiques changeraient, à la success story [de la stratégie zéro-Covid] suivrait une machine du désastre qui bouleverserait l’économie mondiale, plus que ne l’a fait la guerre en Ukraine ».

Bernard Thomas
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