Début janvier, les médias canadiens révélaient que lors des fêtes de fin d’année une centaine de jeunes passagers d’un vol entre Montréal et Cancun au Mexique s’étaient livrés à des scènes de beuverie et de débauche en l’absence totale de masques et de gestes barrières, alors qu’au même moment leurs compatriotes étaient confinés chez eux avec interdiction de réveillonner à plusieurs, dans l’espoir d’endiguer le virus Omicron. Particularité : ces « Ostrogoths », comme les a appelés le Premier ministre canadien Justin Trudeau, étaient quasiment tous des « influenceurs ». Ce scandale, auxquels se sont ajoutés tout au long de 2021 des faits divers autrement tragiques en Chine, en France, aux États-Unis et au Mexique, a fait découvrir au grand public une nouvelle profession, pourtant bien connue des moins de trente ans, et qui a déjà fait l’objet de nombreuses études et typologies.
En marketing, un influenceur est une personne qui « par son statut, sa position ou son exposition médiatique peut influencer les comportements de consommation dans un univers donné ». En ce sens le phénomène n’a rien de nouveau. De toute éternité, les grandes marques ont fait appel à des célébrités, principalement des acteurs de cinéma, des chanteurs, des personnalités de la télévision ou des sportifs, pour vanter leurs produits. Mais le terme est surtout utilisé aujourd’hui pour désigner les influenceurs digitaux. Leur profil est radicalement différent. Quand il s’agit de personnes connues, leur célébrité n’a pas été acquise au titre d’une activité créatrice ou sportive, mais grâce à la participation à des émissions de divertissement à faible niveau culturel mais à très forte audience. Et de plus en plus, ce sont des « Monsieur-tout-le-monde », encore que le terme soit inapproprié car la profession est très féminisée. En 2020 l’agence spécialisée Reech estimait à 150 000 en France le nombre d’influenceurs digitaux comptant chacun au moins 5 000 abonnés sur un réseau social. Les réseaux sociaux permettent d’atteindre un public très large (Nabilla Benattia-Vergara compte 6,5 millions d’abonnés sur Instagram) et en même temps plus ciblé, principalement une clientèle jeune avide de nouveautés et dont la « lifetime value » (potentiel d’achat mesuré dans le temps) est élevée même si ses moyens financiers actuels sont limités.
Autre caractéristique importante des nouveaux influenceurs : ils ne se limitent plus aux produits de consommation courante (habillement, beauté, alimentation) mais investissent aussi les activités de services comme le tourisme et la finance. De façon générale, comme l’indique la direction du ministère français des Finances qui s’occupe du respect du code de la consommation, « les publications des influenceurs sur les réseaux sociaux sont susceptibles d’avoir une incidence significative sur le comportement économique des personnes qui les suivent et ne doivent donc pas tromper les consommateurs ». En matière financière le risque est d’autant plus élevé que les montants en jeu peuvent être importants et que sur les réseaux sociaux les « finfluenceurs », comme on les désigne parfois, sont souvent loin d’être des experts.
L’Autorité européenne des marchés financiers, plus connue sous son acronyme anglais Esma, considère que leurs pratiques pourraient contrevenir à la réglementation qui est très stricte dans ce domaine, en particulier le règlement européen du 16 avril 2014 sur les abus de marché qui sanctionne la diffusion de fausses informations et le règlement délégué du 9 mars 2016 qui, entre autres, élargit les obligations applicables aux recommandations d’investissement à toute personne, même non professionnelle ni experte. Le 17 février 2021, l’Esma a mis en garde les investisseurs particuliers contre « les risques présentés par les décisions de trading prises uniquement sur la base d’échanges de vues, de recommandations informelles et de partages d’intentions à travers les réseaux sociaux ». Le 28 octobre dernier, elle a enfoncé le clou avec une « déclaration sur les recommandations d’investissement sur les réseaux sociaux ». Ainsi, toute personne qui « partage son opinion devant un large public sur le prix actuel ou futur d’une action cotée » est réputée émettre une recommandation d’investissement et doit notamment « révéler son identité, ses sources, et ses éventuels conflits d’intérêts ». Ces obligations s’étendent de facto à tout conseil sur un produit hors instruments financiers comme les devises, les crypto-actifs ou encore l’immobilier et les « biens divers » (vin, montres, tableaux, etc.).
En France l’Autorité des marchés financiers (AMF) a repris à son compte sans tarder les préconisations de l’ESMA, d’autant qu’elle publiait peu après (décembre 2021) une vaste étude intitulée « Arnaques à l’investissement », réalisée par l’institut de sondages BVA. Celle-ci montre que ces derniers temps, les jeunes d’un milieu plus modeste que les victimes traditionnelles des arnaques au placement sont devenus des cibles privilégiées. Ils sont peu avertis en matière d’épargne et sont vite séduits par des promesses de gains rapides. « Pour les toucher, les escrocs ont investi leur mode de communication favori : les réseaux sociaux, par le biais des influenceurs qui tissent des liens de proximité avec leurs abonnés », écrivent les auteurs de l’étude. La cible est moins fortunée mais bien plus large pour des fraudeurs qui misent désormais sur le nombre de personnes appâtées.
Les autorités françaises comptaient beaucoup sur l’autodiscipline des réseaux sociaux. Un exemple notable a été donné le 30 septembre 2021 par le « bannissement » de Snapchat de l’influenceuse britannique Jazz qui était suivie par 3,9 millions d’abonnés. Connue par sa présence dans plusieurs émissions de télé-réalité en France, elle faisait la promotion de formations au trading en devises à partir de Dubaï où elle réside avec son mari Laurent Correia. Ce dernier, surnommé « le Billionnaire », renvoyait ses quelque trois millions de suiveurs vers des plates-formes de trading situées dans des paradis fiscaux. Mais les déboires du couple Correia restent isolés, de même que les sanctions judiciaires. Malgré plusieurs affaires « dans les tuyaux », un seul cas a été sanctionné jusqu’ici. Il s’agit de la grande rivale de Jazz, à savoir Nabilla, déjà nommée. Révélée par l’émission « Les Anges de la télé-réalité », elle a été condamnée en juillet 2021 à payer une (modeste) amende transactionnelle de 20 000 euros pour avoir, en 2018, participé à la promotion sur Snapchat d’un site boursier spécialisé dans l’achat et la vente de bitcoins. Dans sa « story », elle assurait que l’argent placé auprès de la société recommandée rapportait jusqu’à 80 pour cent par an, sans aucun risque de perte en capital. Elle omettait de révéler être rémunérée. « Le défaut d’indication du caractère publicitaire de sa publication, par un logo ou une mention orale ou écrite par exemple, constitue une pratique commerciale trompeuse à l’encontre de ses abonnés qui peuvent croire à tort que la promotion de l’influenceuse résulte d’une expérience personnelle positive désintéressée », a souligné la Direction de la concurrence et de la répression des fraudes. Sur son compte Twitter, la belle franco-suisse a regretté le flou qui entoure la profession d’influenceur, « un métier nouveau qui n’a toujours pas de réglementation stricte », espérant que son cas fasse prendre conscience de « la nécessité d’encadrer cette activité ».
Fin 2021, le ministère français de l’Économie ayant fait savoir que « la lutte contre les pratiques déloyales du marketing d’influence sera un de ses axes de contrôle prioritaires en 2022 », on est passé à la vitesse supérieure avec la création le 13 décembre (le même jour que la publication du sondage BVA) d’une « task force » nationale composée du parquet de Paris, de l’AMF et de la direction de la Concurrence. Bien que n’étant pas spécifiquement dédiée à la surveillance des influenceurs financiers, ce sont bien eux qui sont dans la ligne de mire, en particulier l’agence Shauna Events qui se présente comme la « première entreprise e-influenceurs en France ». Dirigée par Magali Berdah, autre vedette de téléréalité, elle représente plusieurs anciens participants à ce type d’émissions, devenus influenceurs et tous basés à Dubaï. Nabilla figure au nombre de ses ouailles. « Les candidats de téléréalité font en général la promotion des cryptomonnaies et des produits financiers très volatils, dont il est très difficile, pour des novices, d’anticiper les fluctuations », déplore l’AMF. Proche de l’incontournable Cyril Hanouna, et affligée d’une réputation commerciale sulfureuse, Mme Berdah a assuré « ne plus valider aucune pub de trading depuis deux ans ». L’écho donné à la création de la task force et aux poursuites qu’elle a déjà engagées vise clairement à décourager les vocations de « finfluenceurs ».
Mode opératoire
Uptowns, un cabinet partenaire de BVA, spécialisé dans « l’ethnographie digitale » (détection et exploration des micro-cultures en ligne), a cherché à comprendre et à décrypter en profondeur les mécanismes mis en œuvre dans les sphères de l’arnaque à l’investissement en ligne (discours, codes, référents culturels…). Son étude confirme que les influenceurs des réseaux sociaux sont peu compétents en matière financière, mais sont reliés à de larges communautés qui les reconnaissent pour leur « réussite » visible et leur attribuent un talent
pour s’enrichir.
Sous couvert de pédagogie, ils incitent souvent leurs abonnés à s’inscrire à des formations au trading, à l’immobilier ou aux crypto-monnaies par exemple, qui sont en fait des portes d’entrée à des mises de fonds. Les jeunes recrues se voient proposer un savoir qui « ne s’apprend pas à l’école » : un contenu opérationnel, directement utile pour réussir financièrement de manière rapide et sans faire d’études poussées. Dans les formes d’arnaques les plus élaborées, les « Money Gurus » -personnages réels ou fictifs qu’il s’agit d’imiter- proposent, depuis leurs plateformes de démonstration de réussite financière sur Instagram, Snapchat ou Youtube, à leurs cibles de les rejoindre ou « d’obtenir plus d’informations » sur divers espaces privés (groupes Telegram par exemple). Les détails des investissements ne sont pas publics, restent dissimulés et sont conditionnés à l’intégration à un « groupe d’investisseurs » ou « club VIP », qui implique souvent un dépôt minimum de quelques centaines d’euros sur des plateformes de trading ou des comptes étrangers.