L’amoncellement de la dette publique en réponse à la crise du Covid-19 pousse à la créativité financière

Restructurer la dette intérieure

d'Lëtzebuerger Land vom 14.01.2022

Selon une estimation publiée mi-septembre 2021 par l’Institute of International Finance (IIF) le montant de la dette mondiale, publique et privée, allait pour la première fois dépasser 300 000 milliards de dollars à la fin de l’année qui vient de s’achever, soit plus de trois fois le PIB mondial. C’est dans les pays développés qu’elle est la plus importante en valeur, avec 69 pour cent du total. Mais c’est dans les pays émergents et en développement qu’elle progresse le plus : + 15 000 milliards depuis le début de la crise sanitaire, et 73 pour cent de la hausse constatée début 2021. La Chine à elle seule a contribué à près de la moitié de l’augmentation totale.

Dans le total mondial, la dette émise par les États et les institutions publiques représente environ quarante pour cent, une proportion jamais connue depuis le milieu des années 60, et dont l’augmentation est directement liée aux mesures de soutien décidées à partir de mars 2020 pour faire face aux risques économiques et sociaux de la pandémie. Bien que très élevée dans les pays développés - où elle est passée d’environ 70 pour cent du PIB en 2007 à 124 pour cent en 2020 - elle y reste néanmoins inférieure à la dette privée, contrairement aux autres pays, surtout parmi les moins riches.

Dans le monde entier la question de la « soutenabilité » de la dette devient aigüe. Le FMI a fait observer à plusieurs reprises que le niveau d’endettement atteint « amplifie les vulnérabilités, d’autant plus que les conditions de financement seront, à l’avenir, moins favorables avec des hausses de taux d’intérêt attendues dans un contexte de forte inflation ». Il limite la capacité des gouvernements à soutenir la reprise et la capacité du secteur privé à investir dans le moyen terme. Dans les pays les moins avancés le sujet de la restructuration de la dette publique est d’une actualité permanente depuis des décennies, bien qu’elle y soit proportionnellement deux fois inférieure à celle des pays développés : fin 2020, elle était en moyenne de 66 pour cent du PIB dans les économies émergentes et de 61 pour cent dans les pays à faible revenu.

Un document publié début décembre 2021 par le FMI* remarque qu’une grande partie des travaux de recherche sur la dette publique se sont focalisés sur les restructurations de la dette extérieure des pays émergents et en développement (PED), c’est-à-dire celle détenue par des créanciers non-résidents, avec des négociations sur les montants dus, les délais de remboursement voire des annulations pures et simples. Or les auteurs du texte, Peter Breuer, Anna Ilyina et Hoang Pham constatent que depuis le début du XXIe siècle la part de la dette extérieure dans l’endettement public total de ces pays est tombée de 69 à 54 pour cent. Elle pourrait être très bientôt minoritaire car, grâce au développement des marchés de capitaux nationaux, les PED s’appuient de plus en plus sur des titres de créance négociables émis sur le marché intérieur pour financer les déficits budgétaires et refinancer les dettes échues. D’où l’idée de s’intéresser dorénavant aux restructurations de la dette intérieure, d’autant que, selon le FMI, « elles seront probablement nécessaires plus souvent » pour assurer la viabilité de l’endettement dans un nombre élevé de pays.

A priori, restructurer la dette intérieure peut être plus facile à accomplir : « les autorités peuvent, par exemple, simplement décider de changer les dispositions des contrats de dette en modifiant le droit interne » écrivent les membres du FMI. En clair, un État souverain peut décider de manière unilatérale de modifier les conditions de remboursement des emprunts qu’il a contractés auprès de ses ressortissants. Les exemples foisonnent dans l’histoire : un des derniers en date est la proposition faite en 2015 par le ministre des Finances grec Yanis Varoufakis de convertir la dette grecque détenue par la Banque centrale en un emprunt perpétuel. Rien à voir avec de rudes et humiliantes discussions pour renégocier la dette extérieure avec des créanciers lointains et pas toujours très compréhensifs. Mais elle présente aussi de sérieux inconvénients puisque les « créanciers domestiques » vont y laisser des plumes, ce qui peut aggraver le malaise économique qui était à l’origine de la restructuration de la dette !

Pour savoir s’il faut restructurer la dette intérieure ou s’en abstenir, « la considération primordiale est le bénéfice net apporté par l’opération. Autrement dit, les bénéfices d’un allégement de la charge de la dette l’emportent-ils sur les coûts budgétaires et les coûts économiques plus larges de cet allégement ? » Pour les auteurs, deux éléments-clés doivent être pris en compte, le « périmètre » de la restructuration et les mesures de soutien au secteur financier. Le montant à renégocier dépend naturellement de celui de l’allégement requis pour rétablir un endettement viable. Quant aux créances concernées, les auteurs préconisent de « viser large » en incluant dans le dispositif toutes les sortes de créances possibles, et de faire participer tous les créanciers de l’État à l’opération. Cela permet de réduire l’effort demandé à chaque groupe de créanciers, mais surtout cela est un gage d’équité. Il existe en effet un risque non négligeable que certains fassent jouer leur influence politique et sociale pour se soustraire à la restructuration et reporter ainsi la charge de l’ajustement sur les autres détenteurs de titres publics.

Le FMI estime que « la meilleure stratégie est celle qui engage les créanciers de manière constructive et transparente (…) et qui présente l’échange de dette comme une partie d’un plan macroéconomique cohérent ». En particulier, pour s’assurer du soutien populaire indispensable à une opération qui restaure la viabilité de la dette, il faut se livrer à « une explication convaincante de la manière dont la restructuration s’inscrit dans la stratégie plus large de résolution des causes du surendettement public ». Le secteur financier devra faire l’objet d’une attention particulière car il sera le premier impacté par la restructuration de la dette intérieure. Ainsi dans les PED les banques locales « détiennent de manière disproportionnée de la dette publique intérieure » et les pertes liées à la dépréciation de leurs créances pourraient tout à la fois les mettre en difficulté et se répercuter sur leur clientèle en restreignant leur capacité de prêts, une situation bien connue depuis la crise financière de 2009.

C’est notamment pour cette raison que le FMI recommande d’éviter de réduire le montant nominal des créances restant dues et de préférer l’allongement des échéances ou l’abaissement des taux d’intérêt. Cela étant il n’exclut pas « des solutions d’urgence pour garantir le fonctionnement du système bancaire et soutenir la confiance, en permettant par exemple de convertir des actifs illiquides en liquidités ». Il estime même que « dans certains cas, il faudra peut-être envisager des mesures temporaires pour freiner les retraits de dépôts et les sorties de capitaux motivés par un sentiment de panique ». C’est dire si l’opération, malgré sa simplicité apparente, se révèle délicate.

Et pour montrer que, décidément, elle n’a rien du long fleuve tranquille, le FMI suggère, « pour éviter les conséquences juridiques potentiellement négatives d’une modification unilatérale du droit interne, d’inclure dans les contrats de dette intérieure des clauses d’action collective pouvant accroître la sécurité juridique et la prévisibilité ». Les auteurs de l’étude reconnaissent que leurs travaux sur la restructuration ont été fondés sur un petit échantillon de seulement douze pays et ont été entravés par le manque et la mauvaise qualité des données sur la dette intérieure. De plus l’échantillon était composé de petites économies, comme la Grèce ou Chypre, ou à faibles niveaux de vie (Jamaïque, Nicaragua), ce qui rend difficile l’extrapolation de leurs expériences de restructuration à des économies plus grandes et plus diversifiées, en particulier celles avec une participation étrangère relativement importante sur leurs marchés nationaux. Des cas d’étude supplémentaires et des données de meilleure qualité amélioreraient l’évaluation du niveau de fragilité de la dette et la pertinence des préconisations, y compris celles formulées par le FMI.

La restructuration de la dette publique intérieure est un outil auquel peuvent recourir les « emprunteurs souverains » ayant des difficultés budgétaires et économiques. Elle se justifie par le poids pris aujourd’hui par cette dette dans l’endettement total et par le souci d’échapper aux conséquences d’une renégociation de la dette extérieure.

Mais pour être fructueuse, elle doit être bien pensée afin de ne pas faire plus de mal que de bien. Et pour atteindre son objectif du premier coup, ce qui conditionne la réussite de l’opération, elle doit s’inscrire dans un ensemble plus large de mesures qui apportent une solution efficace aux problèmes sous-jacents qui provoquent le recours à un endettement excessif. C’est là que se situe sans nul doute la pierre d’achoppement du dispositif.

*« La restructuration de la dette souveraine intérieure : un outil à manier avec précaution ». Peter Breuer, Anna Ilyina et Hoang Pham ; 1er décembre 2021

Georges Canto
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