En temps ordinaire, les marchés financiers, surtout ceux des actions, sont affligés d’une plus ou moins grande volatilité, propre à décourager les investisseurs particuliers. Cela signifie qu’autour d’une tendance haussière, par exemple, les valeurs peuvent connaître des à-coups parfois violents à la hausse ou à la baisse, quotidiennement et même de minute en minute pour celles qui sont cotées en continu. Ces variations constantes prennent en compte, entre autres éléments, l’appréciation de risques internes et externes connus ou appréhendables. Un choc imprévisible peut provoquer un décrochage brutal. Mais il est généralement de courte durée et, une fois que les acteurs ont repris leurs esprits, un rebond apparaît et la progression se poursuit avec une volatilité « normale », mesurée au moyen d’indices spécifiques.
La crise sanitaire liée au Covid-19 en a fourni un excellent exemple. Entre le 21 février et le 20 mars 2020, l’indice Euro Stoxx 50 a perdu 33 pour cent de sa valeur, avant de remonter. Mais il n’a retrouvé son niveau d’avant-crise qu’au bout d’un an, alors que le S&P 500 qui avait chuté de 32 pour cent a effacé ses pertes dès août 2020. La date du rebond n’est pas anodine : c’est au moment où les confinements ont commencé, c’est-à-dire que des mesures fortes et claires ont été prises pour éradiquer le virus, que les marchés ont stoppé leur dérive baissière. À l’incertitude qui a régné fin février-début mars 2020 ont succédé des perspectives plus solides même si le succès était loin d’être garanti.
Un choc géopolitique a-t-il les mêmes effets ? Depuis plusieurs mois et même plusieurs années, les marchés financiers avaient intégré le risque de voir la Russie annexer les provinces de l’est de l’Ukraine, comme elle l’avait fait avec la Crimée en 2014. L’agression menée depuis le 24 février sur l’ensemble du pays a donc été une mauvaise surprise qui a fait dévisser les marchés actions. Mais la baisse a été assez limitée eu égard à la gravité de la situation (-6,8 pour cent en une journée pour l’Eurostoxx 50 et -3,6 pour cent pour le S&P 500) et ils se sont ensuite rapidement repris. La question qui se pose est de savoir si une guerre longue, élargie et plus dure aura des conséquences plus délétères sur les bourses. Bien que les conflits armés soient permanents sur la planète, et que John Maynard Keynes ait écrit dès 1919 un livre célèbre sur leurs conséquences économiques (The Economic Consequences of The Peace) on en sait encore relativement peu sur leur impact sur les marchés financiers.
On peut néanmoins observer que les hostilités elles-mêmes ont une incidence limitée. Les actions baissent durant la phase de montée des risques et remontent quand la guerre est déclarée, car les investisseurs préféreront toujours « une guerre certaine à une situation confuse où la probabilité de guerre est élevée », estime une étude du Swiss Finance Institute. Le cas des États-Unis au moment de la Seconde Guerre mondiale est révélateur. On penserait a priori que les actions ont chuté en septembre 1939 avec l’invasion de la Pologne et le déclenchement de la guerre. En réalité, l’indice Dow Jones a connu une forte baisse dès mars 1938 lorsque Hitler a annexé l’Autriche, avant de repartir à la hausse jusqu’à la défaite imprévue de la France en juin 1940. Après un nouveau creux consécutif à l’attaque de Pearl Harbor, il prendra une pente haussière régulière (notamment après le débarquement en Afrique du nord fin 1942 qui ne laissait guère de doutes sur l’issue du conflit) qui durera jusqu’à l’été 1946 et verra doubler la valeur de l’indice.
Cette guerre et les conflits ultérieurs ont illustré une caractéristique-clé des marchés financiers : ils détestent les surprises et ne réagissent brusquement qu’aux événements imprévus, tandis que les crises attendues sont intégrées aux valorisations bien à l’avance. De plus, comme l’a montré une étude récente de LPL Financial, la chute des marchés, quand elle a lieu, reste d’une ampleur et d’une durée limitées. Et si le conflit se prolonge, il est généralement favorable aux marchés, car si toute guerre recèle de terribles menaces, elle crée aussi des opportunités. Entre 1941 et 1945, l’effort de guerre des États-Unis a boosté la croissance économique, permettant au pays d’effacer enfin les effets de la crise de 1929. Ce fut aussi le cas pour la guerre de Corée, celle du Vietnam et celle du Golfe, selon une étude du financier Mark Armbruster, qui constate que sur la période allant de 1926 à 2013 la volatilité des marchés boursiers a toujours été plus faible pendant les périodes de guerre.
Malgré les références historiques chaque conflit est unique, et il est difficile d’en prévoir les effets économiques et financiers. On devine néanmoins que la guerre à l’est de l’Europe va laisser des traces profondes. La Russie n’est pas un grand pays sur le plan économique, n’apparaissant qu’au onzième rang mondial en termes de PIB entre le Canada et la Corée du sud. Si l’on considère le PIB par habitant, elle fait quasiment figure de pays pauvre, occupant (selon les sources) entre le 50e et le 70e rang mondial avec un niveau de vie de trente pour cent inférieur à la moyenne de l’UE. Mais elle pèse très lourd dans certains domaines comme l’énergie et les matières premières. La Russie est le premier producteur mondial de gaz naturel et l’Europe en est très dépendante (quarante pour cent de sa consommation). Elle est le deuxième producteur mondial de pétrole (trente pour cent de l’approvisionnement européen) et d’aluminium, et occupe le troisième rang pour le blé (l’Ukraine est huitième). Plusieurs grandes entreprises européennes, américaines et japonaises sont présentes en Russie et en Ukraine.
Les destructions dues à la guerre, les perturbations dans les transports et la production, la hausse des prix de l’énergie et les conséquences des sanctions financières imposées à la Russie affecteront la croissance économique et les résultats des entreprises. Les effets seront durables en raison de la rupture irrémédiable de la confiance entre la Russie et le reste du monde. Ces particularités du conflit en cours, s’il se prolonge au printemps, laissent craindre l’apparition d’un marché baissier dans les prochains mois, ou du moins en augmentent considérablement la probabilité..
L’étude LPL
Le courtier américain LPL Financial a publié en janvier 2020 une étude intitulée « How Stocks Do During Geopolitical Events ». Les chercheurs ont sélectionné 21 « chocs géopolitiques » intervenus entre 1941 et 2020 et observé les variations du S&P 500 le jour même de leur survenance, leur impact total et le nombre de jours nécessaires pour retrouver le niveau initial. En moyenne la baisse le premier jour a été de 1,2 pour cent et au total de 5 pour cent. Il a fallu en moyenne 47 jours pour un « retour à la normale ». Mais ces chiffres sont peu significatifs en raison des différences de nature et d’importance des événements retenus.
Le choc ayant eu le plus d’impact est sans surprise l’attaque de Pearl Harbor le
7 décembre 1941 avec une chute de l’indice de 19,8 pour cent et 307 jours de « recovery ». Aussitôt après on trouve l’invasion du Koweït par l’Irak (2 août 1990) qui a fait baisser la bourse américaine de 16,9 pour cent et ouvert une période de six mois avant le rétablissement. En troisième position figure le début de la guerre de Corée (26 juin 1950) : -12,9 pour cent et 82 jours. Les attaques du 11 septembre 2001 ont occasionné une baisse de 11,6 pour cent mais il n’a fallu qu’un mois pour que les marchés retrouvent leur niveau. À peine plus que la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, qui mit pourtant le monde au bord de la guerre nucléaire : baisse de 6,6 pour cent à Wall Street et retour au niveau initial au bout de 18 jours. Les trois guerres entre Israël et les pays arabes en 1956, 1967 et 1973 n’ont eu qu’un impact limité (baisses comprises entre 0,6 et 1,5 pour cent) et très court (une semaine). Quant aux attentats contre les présidents américains (JFK en 1963 et Reagan en 1981), ils n’ont pratiquement pas fait bouger la bourse.
L’indice de la peur
L’indice VIX (contraction de Volatility Index) existe sous sa forme actuelle depuis 1993, à l’initiative du Chicago Board Options Exchange (CBOE) qui le calcule quotidiennement à partir des cours des options d’achat et de vente sur l’indice américain S&P 500. Le VIX est supposé prédire les variations de cet indice sur une période de trente jours à venir et révéler si le marché américain des actions va évoluer plutôt à la hausse (bull market) ou à la baisse (bear market). Il est exprimé sur une échelle de 0 à 100. En-dessous de 15, la bourse évolue dans un climat de confiance. Entre 20 et 30 la nervosité gagne mais la hausse est possible. Au-dessus de 30, la peur de la chute s’installe sur les marchés, d’où le nom attribué à l’indice.
Issu de travaux universitaires, ses données remontent à début 1986. La moyenne était de 16 points entre 2010 et 2020. Depuis l’origine le VIX n’a dépassé les 40 points qu’à huit reprises. Son pic le plus récent est de 85 en mars 2020 à cause de la crise sanitaire : il n’était que de 13 le 10 février 2020 et est retombé à 25 le
1er juin. Il n’avait atteint que 58 lors des attaques terroristes de septembre 2001 et lors de la crise financière d’octobre 2008. Le VIX a commencé l’année 2022 au faible niveau de 16,5 et au moment de l’agression russe en Ukraine il est monté à 32, soit un quasi-doublement. Mais on reste loin du pic sanitaire, d’autant que le niveau actuel avait déjà été atteint fin janvier avant que le soufflé ne retombe.
Le CBOE a construit d’autres indices de volatilité, comme le VNX calculé sur l’indice Nasdaq 100 ou le VXD fondé sur l’indice Dow Jones Industrial Average (30 valeurs). En Europe, on peut citer le VCAC (ou CAC 40 VIX) sur le marché français. Dans tous les cas les valeurs de ces indices un jour précis ne traduisent que la « nervosité » du marché à ce moment. Ce sont plutôt leurs variations qui doivent être étudiées pour estimer l’évolution possible des cours.