Ralentir l’inflation sans freiner la croissance. Tel est le casse-tête de sortie de crise pour les autorités politiques et monétaires

Le spectre de la stagflation

d'Lëtzebuerger Land vom 21.01.2022

S’il est un domaine où les années 70 et 80, chères aux amateurs d’objets vintage, ne rappellent pas de bons souvenirs, c’est bien celui de l’économie. Pendant plus de dix ans, entre 1974, juste après le premier choc pétrolier, et 1985, les pays développés et par contrecoup le reste de planète furent englués dans une situation totalement inédite qui provoquait un grand désarroi chez les économistes et dans le personnel politique : la stagflation, combinaison alors inconnue d’une forte inflation et d’une croissance atone. On croyait le phénomène disparu. Mais il pointe le bout de son nez au moment le plus inattendu, celui de la sortie, tant attendue, de la crise sanitaire.

Début janvier, les médias ont fait grand cas des chiffres de la hausse des prix pour l’année 2021 dans les pays développés, en dehors du Japon et de la Chine. Aux États-Unis, elle a atteint sept pour cent, son plus haut niveau depuis quarante ans. Dans la zone euro elle s’élève à cinq pour cent selon Eurostat, pour la première fois depuis vingt-cinq ans. Ce n’est pas vraiment une surprise, car le retour de l’inflation était perceptible depuis plusieurs mois (d’Land, 1.10.2021). Elle paraît désormais bien ancrée car, comme l’écrit le quotidien français Le Monde, « même si certains aspects conjoncturels de l’inflation vont finir par s’estomper, d’autres, plus structurels, vont, au contraire, continuer à pousser les prix vers le haut ».

En raison de la focalisation sur l’augmentation des prix, des prévisions tout aussi inquiétantes ont quelque peu échappé aux radars. Elles portent sur le ralentissement de la croissance. Une étude de la Banque mondiale parue le 11 janvier prévoit ainsi que la croissance planétaire, qui a connu un fort rebond en 2021 avec + 5,5 pour cent, « devrait ralentir sensiblement, pour s’établir à 4,1 pour cent en 2022 et 3,2 pour cent en 2023 ». Le chiffre le plus frappant est venu d’Allemagne, où l’office national de la statistique Destatis a estimé à 2,7 pour cent seulement la croissance du PIB en 2021. Ce résultat décevant de la première économie européenne et cinquième mondiale a jeté un froid car les raisons mises en avant (vagues successives du Covid-19, renforcement des mesures sanitaires, pénuries de matières premières et de composants) étaient aussi à l’œuvre dans des pays voisins (France, Italie), qui ont pourtant connu des taux supérieurs à six pour cent.

Dans ce pays, la configuration rappelle d’autant plus celle des années 70 que l’inflation a bondi à 5,3 pour cent en 2021, tandis que les indices GfK de confiance des ménages et IFO des perspectives d’activité se sont effondrés en décembre, laissant anticiper une baisse du PIB allemand début 2022. Depuis deux décennies, l’inflation était devenue introuvable, et les banques centrales déployaient en vain toutes sortes de mesures de « politique monétaire accommodante » pour la faire repartir, tout en la maintenant à un niveau raisonnable. La BCE en particulier, car le phénomène était particulièrement aigü en Europe, ne parvenait pas à atteindre l’objectif de deux pour cent de hausse annuelle des prix. On craignait même, avant la crise sanitaire, un risque de déflation ! La reprise post-Covid a changé la donne, avec une demande soutenue confrontée à une offre inélastique pour cause de restrictions diverses. La hausse des prix a été particulièrement forte pour les matières premières et l’énergie, ce qui se répercute inévitablement sur d’autres activités soumises à la hausse de leurs coûts.

Quant au ralentissement de la croissance, il était prévisible, le chiffre flatteur de 2021 étant lié à un effet de rattrapage après les perturbations d’activité survenues en 2020. Mais selon la Banque mondiale, la reprise aurait dû être plus durable : pour cette institution, la révision à la baisse des prévisions est surtout causée par les rebonds de la pandémie, dont les vagues successives vont probablement continuer de dérégler l’activité économique à court terme. Dans le même temps, la marge de manœuvre pour de nouvelles mesures de soutien budgétaires s’est beaucoup réduite, compte tenu des niveaux d’endettement atteints. Si elle persiste, se propage et reste à un haut niveau, l’inflation jouera aussi un rôle. Dès à présent on constate que la hausse des prix de certaines « dépenses contraintes » (chauffage, carburant, alimentation) conduit les ménages à arbitrer au détriment d’autres biens ou services. Ainsi en Europe en 2021, les ventes de voitures neuves sont restées de 23 à 29 pour cent inférieures à celles de 2019 selon les pays. Le marché allemand, le premier en Europe, a connu une chute encore plus forte à l’automne et accuse sur l’année entière une baisse de dix pour cent par rapport à 2020, qui était déjà catastrophique.

À supposer que des revendications salariales s’expriment et qu’elles soient satisfaites, elles mettraient de toute façon un certain temps à se concrétiser au niveau de la demande, en supposant qu’elles ne disparaissent pas dans quelque « trappe à liquidité » (épargne de précaution, comme observé en 2020). Dans les années 70-80, les gouvernements ont fait ce qu’ils avaient l’habitude de faire en cas d’« inflation galopante » : une politique monétaire restrictive avec des taux d’intérêt élevés (et parfois aussi un encadrement quantitatif du crédit et des conditions d’accès très limitées) et une forte réduction des dépenses publiques, en vue d’éponger le surplus de demande. Avec comme résultat une activité économique en berne (mais restant à des niveaux que l’on jugerait fort enviables aujourd’hui) sans que la hausse des prix soit pour autant éradiquée, car toujours alimentée par des anticipations inflationnistes vivaces avec des revendications salariales aggravant « l’inflation par les coûts » due aux deux grands chocs pétroliers de 1973 et 1979.

En 2022 il s’agit à nouveau de tordre le coup à l’inflation sans freiner la reprise, alors même que de nombreux ingrédients sont réunis pour que les banques centrales reviennent sur les politiques monétaires accommodantes menées depuis plus d’une décennie. Des hausses de taux directeurs ou l’arrêt des injections de liquidités auraient des conséquences délétères sur les crédits aux entreprises et aux ménages, donc sur l’activité économique et l’emploi, sans parler des conséquences sur le coût du gigantesque endettement public et des risques de krach obligataire. La probabilité de ralentissement est planétaire car, selon la Banque mondiale, « la décélération notable enregistrée dans les grandes économies pèsera sur la demande extérieure dans les économies émergentes et en développement », augmentant pour elles « le risque d’un atterrissage brutal ».

Toutefois les craintes doivent être relativisées au regard des prévisions de croissance : pour 2022 et 2023 elles sont meilleures que les résultats des cinq années (2015 à 2019) qui ont précédé la crise. Ainsi la croissance mondiale n’avait été que de 2,6 pour cent en 2019, dernière année pleine avant l’irruption du virus. Une appréciation qui vaut aussi pour l’inflation, car si son sursaut est vigoureux, selon les experts d’Oddo BHF, « rien ne dit qu’il efface les forces désinflationnistes préexistantes (démographie, concurrence, désendettement) ». De plus, la crise pandémique a accéléré ou suscité « des dépenses d’investissement qui pourraient à terme provoquer de nouveaux gains de productivité et une hausse du potentiel de croissance ».

D’autre part le parallèle avec la stagflation des années 70 et 80 n’est pas forcément pertinent. L’inflation était alors bien plus élevée et le chômage, quoique plus faible, avait connu une forte progression. Ainsi en France, les prix avaient augmenté de 11,3 pour cent par an en moyenne de 1974 à 1983 (avec une pointe à 13,6 pour cent en 1980) et le taux de chômage avait doublé entre 1974 et 1979, passant de 2,5 à 5 pour cent, avant de grimper à 9 pour cent en 1987. Le vrai problème vient des anticipations d’inflation. Le BlackRock Investment Institute estime qu’une « interprétation erronée » des chocs actuels par les marchés financiers comme par les banques centrales pourrait provoquer « une hausse brusque des anticipations d’inflation, voire un resserrement monétaire prématuré ». Dans ce contexte la hausse des taux observée début janvier sur les taux d’intérêt des obligations d’État à dix ans (ils ont atteint 1,8 pour cent aux États-Unis contre 1,01 pour cent un an plus tôt, en France ils sont passés de – 0,37 pour cent à + 0,3 pour cent sur la même période) n’est pas rassurante. Ce mercredi le taux de référence de la zone euro est revenu en territoire positif pour la première fois depuis 2019.

Vents contraires en Chine

Le spécialiste de la Chine David Baverez considère que ce pays pourrait être le moteur de la stagflation mondiale en 2022. Jugée responsable de la hausse des prix des matières premières et des composants l’année dernière, la première économie de la planète pourrait cette fois menacer la croissance mondiale par son essoufflement. Pourtant la progression du PIB y a été de 8,1 pour cent en 2021, la plus forte depuis 2012, nettement au-delà des six pour cent prévus. Mais ce résultat est en trompe-l’œil. Il est largement dû au très fort rebond du premier trimestre (+ 18,3 pour cent en rythme annuel) alors qu’au troisième et quatrième trimestres, la hausse n’a été respectivement que de 4,9 et 4 pour cent, le rythme le plus lent depuis trente ans.

Le pays a subi les conséquences de nouvelles restrictions sanitaires mais aussi d’une crise immobilière sans précédent. Ces pressions, auxquelles s’ajoutent les problèmes d’approvisionnement, persistent début 2022, et les autorités ont dû reconnaître une contraction de la demande (en décembre les ventes au détail ont augmenté deux fois moins vite que prévu). Si la production industrielle s’est bien tenue, le secteur des services, qui devient très important en Chine (près de soixante pour cent du PIB) n’a toujours pas retrouvé son niveau d’avant la crise, dont le coût social et économique a été élevé. Selon David Baverez ,ce sont des facteurs structurels qui menacent désormais l’économie chinoise : « naissances en berne et décarbonation beaucoup plus longue et coûteuse que souhaitée, reprise en main politique des secteurs digitaux en trop forte croissance, conjuguée avec la fermeture des frontières attendue désormais jusqu’au-delà de 2023 ». Après une période de relative ouverture de 2000 à 2015, la crainte se fait jour que la Chine entame une similaire période de fermeture jusqu’en 2030 avec une croissance ralentie. Dans ces conditions les mesures de réduction des taux annoncées mi-janvier par la Banque centrale chinoise (plusieurs experts s’attendent à un nouvel assouplissement monétaire au premier semestre) pourraient ne pas avoir un grand effet.

Georges Canto
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