Cette fois-ci elle est vraiment là, et c’est pire que prévu. Elle, c’est la stagflation, cette coexistence de faible croissance économique et de forte inflation, bien connue dans les années 70 et dont on redoute la réapparition depuis plusieurs mois (d’Land, 21.01.2022). Dans le dernier rapport intermédiaire de ses Perspectives économiques, publié le 17 mars, l’OCDE n’y va pas par quatre chemins. En 2022 la croissance mondiale devrait être amputée d’environ un point de pourcentage et l’inflation devrait être supérieure de 2,5 points aux prévisions déjà élevées émises en 2021. Le conflit à l’est de l’Europe est passé par là. « L’invasion de l’Ukraine par la Russie constitue une crise humanitaire majeure qui affecte des millions de personnes, et un grave choc économique dont la durée et l’ampleur sont incertaines », écrivent les économistes de l’organisation parisienne.
Avant le conflit, on s’attendait à ce que la reprise mondiale consécutive à la pandémie se poursuive en 2022 et 2023, soutenue par la progression régulière des efforts mondiaux de vaccination, des politiques macroéconomiques expansionnistes dans les grandes économies et des conditions financières favorables. Ainsi ; l’OCDE prévoyait en décembre pour la zone euro une augmentation de 3,3 pour cent du PIB en 2022 avec une hausse des prix de 1,74 pour cent en rythme annuel. En mars 2022, la croissance est désormais estimée à 1,9 pour cent (une prévision confirmée par la BCE mardi) et l’inflation à 3,7 pour cent !
Le même jour que la sortie du rapport intermédiaire de l’OCDE, plusieurs autres organisations internationales, parmi lesquelles le FMI, la Banque mondiale et la BERD publiaient un communiqué commun. Un procédé très inhabituel mais à la hauteur des inquiétudes suscitées par le conflit en cours, qui « nuira à la reprise planétaire post pandémie », à cause des hausses de prix de l’énergie et des produits alimentaires voire des pénuries pures et simples. « L’ensemble de l’économie mondiale ressentira les effets de la crise sous la forme d’un ralentissement de la croissance, de perturbations des échanges et d’une inflation plus forte, ce qui nuira surtout aux plus pauvres et aux plus vulnérables », déplorent ces institutions.
Dans ce contexte la réaction de la plupart des banques centrales, consistant à relever leurs taux directeurs, une mesure à caractère restrictif, a pu surprendre. Mais elle est logique eu égard à leur objectif qui était, il y a encore peu de temps, d’atteindre un taux d’inflation de deux pour cent en moyenne, propre à « mettre de l’huile dans les rouages ». Or, une hausse supérieure était déjà observée avant la guerre, et à cause d’elle on en est aujourd’hui quasiment au triple ou au quadruple : 5,9 pour cent en rythme annuel dans la zone euro en février et 7,9 pour cent aux États-Unis, un niveau jamais atteint dans ce pays depuis quarante ans, avec une prévision de 4,3 pour cent pour fin 2022.
De de fait, c’est la Réserve Fédérale américaine qui a poussé le bouchon le plus loin. Son comité de politique monétaire vient de relever ses taux directeurs, pour la première fois depuis 2018. Une hausse prudente d’un quart de point de pourcentage, selon l’habitude, de sorte que les taux, qui se situaient depuis mars 2020 entre zéro et 0,25 pour cent, se trouvent désormais dans une fourchette de 0,25 à 0,50 pour cent. Mais son président Jerome Powell a d’ores et déjà indiqué que la Fed devra avoir bientôt recours à une hausse plus agressive, « si nous voulons avoir un impact sur l’inflation plus tard cette année et l’année prochaine ». Une hausse de 0,5 pour cent d’un coup pourrait intervenir « lors d’une ou plusieurs réunions dans un proche avenir » pour atteindre d’ici fin 2022 le niveau de deux voire 2,15 pour cent.
Un objectif jugé insuffisant pour beaucoup, au sein même du Federal Open Market Committee (FOMC). Ainsi James Bullard, le président de l’antenne de la Fed à Saint-Louis a jugé nécessaire de remonter le principal taux directeur à plus de trois pour cent sans quoi la banque centrale « perdrait en crédibilité sur son objectif d’inflation ». Six autres membres sur un total de seize ont déclaré partager son avis. Par ailleurs, la Fed va se délester petit à petit de milliards de dollars de bons du Trésor et d’autres actifs qu’elle a achetés depuis le début de la pandémie en mars 2020. L’opération de réduction du bilan de la Fed doit être lancée au cours de la prochaine réunion début mai, ou de la suivante, mi- juin.
Mi-février, avant la crise ukrainienne, Frédéric Rollin de Pictet AM France déclarait que les États-Unis étaient entrés dans un cycle de resserrement, tandis que la BCE est plutôt dans la « recalibration », son objectif étant surtout de retrouver des marges de manœuvre, ce que Christine Lagarde a confirmé dans une déclaration le 17 mars. De fait la BCE n’a pas encore touché à ses taux : les deux plus importants, celui des opérations principales de refinancement (« refi ») et celui de la facilité de dépôt restent à leurs niveaux de septembre 2019, respectivement zéro et -0,50 pour cent.
Elle a aussi maintenu le calendrier de ses achats de titres sur les marchés, en vertu de l’APP (asset purchase programme) soit quarante milliards d’euros par mois au deuxième trimestre 2022 et trente milliards au troisième. Un indicateur très surveillé car le Conseil des gouverneurs de la BCE prévoit de mettre fin aux achats peu avant de commencer à relever les taux directeurs. Le découplage entre une Fed résolue et une BCE prudente a été acté lundi par Christine Lagarde : la Française a prévenu que les mesures prises par les deux banques centrales vont diverger dans un futur proche, la guerre en Ukraine ayant des effets très différents sur l’Union européenne et sur les États-Unis. Pour elle, les deux économies étaient déjà « à un endroit différent du cycle économique » avant le conflit. Ce dernier a montré que les États-Unis sont moins tributaires que l’Europe des importations de produits de base (énergie, métaux et matières agricoles). Leur commerce et leurs investissements seront également moins touchés, ce qui justifie une désynchronisation des politiques monétaires de part et d’autre de l’Atlantique.
Il reste que la hausse des taux de la BCE semble inévitable. Ce serait la première depuis plus de dix ans. Les marchés monétaires anticipent une hausse de près de cinquante points de base du taux de facilité de dépôt des banques d’ici la fin 2022, ce qui le ramènerait à zéro après huit ans passés en territoire négatif. Les autorités monétaires ne semblent pas craindre qu’une hausse des taux aggrave la situation des entreprises déjà confrontées aux conséquences de la guerre et provoque un ralentissement plus accentué voire une récession. Pourtant elle est a priori défavorable aux emprunteurs actuels s’ils sont endettés à taux révisable, et futurs, les amenant à annuler ou à reporter leurs projets d’investissement, avec un effet négatif sur la croissance économique.
La position des banques centrales tient sans doute à la prise en compte du taux d’intérêt réel, c’est-à-dire de la différence entre le taux nominal (effectivement payé par l’emprunteur) et le taux d’inflation. En France par exemple en 2019 (dernière année pleine avant la pandémie), le taux moyen des prêts immobiliers aux ménages, sur une durée de vingt ans, était de 1,6 pour cent, tandis que la hausse des prix était de 1,1 pour cent, soit un taux réel positif mais très modeste de 0,5 pour cent. Pour 2022, la Banque de France vient de publier une prévision d’inflation de 3,7 pour cent. Mais il est peu probable que les taux de crédit remontent aussi rapidement. Même s’ils doublaient, on aurait finalement un taux réel négatif, donc favorable aux emprunteurs, de 0,7 pour cent !
Les investisseurs face à la hausse des taux
Si, comme c’est probable, les taux ne remontent pas aussi vite que l’inflation, les détenteurs d’épargne bancaire, du type comptes sur livrets, subiront encore davantage qu’aujourd’hui le grignotage du pouvoir d’achat des intérêts qu’ils perçoivent. Les détenteurs d’obligations seront logés à la même enseigne, avec en plus le risque de perte en capital s’ils les cèdent avant l’échéance (sur le marché secondaire la valeur des obligations déjà émises baisse puisque les nouvelles sont émises à des taux supérieurs).
Mais le risque de « krach obligataire » est limité (le dernier remonte à 1994) et les obligations pourraient même profiter de la situation car leur rendement augmentera alors qu’elles sont souvent moins risquées que les actions. Une étude du Credit Suisse sur les relations entre l’inflation (et donc la hausse des taux) et la performance des actifs financiers montre que ce sont les actions qui sont les plus touchées. Certains détenteurs les vendent pour se porter davantage sur les obligations, avec une incidence défavorable sur les cours. Les entreprises cotées doivent alors s’adapter et offrir des dividendes plus élevés pour améliorer le rendement.
Cette stratégie implique qu’elles puissent augmenter leurs tarifs, pour maintenir leurs profits et offrir une « prime de risque » correcte aux investisseurs. Or quand elles subissent comme aujourd’hui à la fois la hausse du coût des matières premières, de la main d’œuvre (les revendications salariales sont aiguisées par l’inflation) et de leur dette bancaire ou obligataire, la répercussion est difficile, les marges baissent et la valorisation boursière en fait les frais. Cette relation défavorable conduit les experts à considérer qu’à court terme les actions cotées n’offrent qu’une protection médiocre contre l’inflation. En revanche sur une longue période toutes les études montrent que leur rentabilité est supérieure à celle des obligations.