C’était un lieu de mort, c’est devenu un lieu de vie. L’ancien abattoir d’Esch-sur-Alzette est devenu la Kulturfabrik, un des centres culturels les plus actifs du pays. Son histoire se déroule sur plusieurs décennies avec plusieurs dates-clés. « Fêter un anniversaire peut être une affaire sensible quand on est né à maintes reprises », est-il d’ailleurs annoncé dans le programme des festivités organisées en ce mois d’octobre sous le titre « 40 + 1 ». (Les quarante ans auraient dû être fêtés l’année passée, mais la proximité avec Esch2022 a reculé les célébrations.)
L’abattoir municipal d’Esch a été construit en 1886, à l’époque en marge de la ville. Le site le long de la route de Luxembourg, à proximité de l’Alzette, avait été choisi pour faciliter l’élimination des eaux résiduaires. Au début du vingtième siècle, la ville se développe et nécessite une modernisation et des agrandissements de l’abattoir. 1934 voit l’addition d’un marché aux bestiaux et en 1939, l’ensemble comptait finalement dix bâtiments sur 4 000 mètres carrés.
L’architecte Jim Clemes, né en 1957, a habité pendant 55 ans juste à côté du site. Son père était boucher, puis chevillard, et la famille était voisine de l’abattoir. Des années plus tard, en 1984, l’architecte ouvre son bureau dans la maison familiale. Après un incendie en 2014 et une imposante reconstruction, il y est toujours situé. Clemes est donc un témoin privilégié de l’histoire de l’endroit. « Pas si privilégié, rectifie-t-il. Vivre en permanence avec l’odeur du sang, des excréments et des fumées, les cris des bêtes et le son des sirènes, ce n’est le rêve d’aucun enfant. »
La période de prospérité de l’abattoir prend fin en même temps que la sidérurgie décline : en 1979, le site ferme ses portes. Après quoi, les bâtiments servent de fourrière à la police et d’entrepôt pour le matériel de la commune. Le lieu inoccupé va pourtant vite accueillir de nouveaux hôtes. « À l’époque, les petits moyens destinés à la culture étaient réservés à des structures traditionnelles et institutionnelles. Je pensais qu’on avait besoin d’un espace public alternatif, en dehors des sites officiels », se souvient Ed Maroldt. Il était enseignant au Lycée de Garçons d’Esch où il avait créé une troupe de théâtre dès les années 1970. Il rappelle que ses études en Allemagne, notamment de rhétorique, lui avaient appris le rôle politique du théâtre. De plus, non loin du Luxembourg, au Festival mondial du théâtre de Nancy, initié par Jack Lang dès 1963, on jouait dans des lieux industriels, des églises et sur des tréteaux dans la rue. Et puis, les anciens abattoirs de Vienne étaient transformés en lieu culturel. L’inspiration ne manquait pas.
En 1980, Ed Maroldt et sa troupe montent la pièce Das Konzert zum heiligen Ovid dans l’ancien abattoir. « Le bourgmestre d’Esch, Jos Brebsom (LSAP) m’avait personnellement autorisé à occuper les lieux. Je crois qu’il me faisait confiance parce que les premières pièces que j’avais faites avec les jeunes eschois, Männer aus Eisen et D’Preise sinn do, avaient reçu un bon accueil auprès du public. » Cette production ne dément pas les premiers succès : 5 000 spectateurs auraient assisté aux représentations selon les dires du professeur retraité, encore fier.
Squat
Parmi les comédiens de cette pièce, Rosario Grasso, aujourd’hui avocat, se rappelle : « J’étais un des premiers sur les lieux pour nettoyer l’abattoir au Kärcher et enlever la graisse incrustée dans les sols. À l’époque, j’avais arrêté mes études pour faire du théâtre, j’avais du temps. » Il cite ses comparses : Christian Kmiotek, Claude Waringo, Steve Karier, Jani et Paul Thiltges, Michel Clees, Haidi Jacobi, Conny Scheer, Pierre Rauchs, Denise Grégoire. Des noms qui résonnent toujours dans le monde culturel actuel. Grasso poursuit: « Notre groupe était supposé intégrer le Kasemattentheater où Maroldt était très actif. Mais nous avons décidé de créer notre propre troupe, mus par une farouche envie de liberté et de création en dehors des carcans. » La Theater GmbH était née, forcément assez mal vue des autorités communales, des voisins, voire des structures culturelles plus institutionnalisées. « Nous avons envahi l’entrepôt frigorifique pour le transformer en salle de répétitions et de spectacle. C’était vraiment un squat. » En plus des comédiens, l’abattoir voit s’installer des musiciens, des artistes, des graphistes pour qui cet espace est une terre d’accueil, de rencontre et de création.
La transformation de l’ancien site industriel en un lieu de créativité artistique ne s’est pas faite sans heurts. « D’autres personnes, plus politisées, parfois très à gauche comme Claude Fontaine et ceux de la galerie Terre rouge, ont pris le relais. Il fallait aller de l’avant et obtenir de rester dans les lieux », relate l’avocat Grasso. La commune d’Esch n’avait mis les vieux murs à disposition que pour une durée limitée, jusqu’à ce qu’un acheteur ou un locataire s’y intéresse. En septembre 1983, une entreprise manifeste son intérêt en vue de l’installation d’une station-service sur le site. Un bras de fer se joue entre les artistes et la commune. L’association sans but lucratif Kulturfabrik voit le jour pour rassembler les troupes. Pétitions, actions de protestation et manifestations – jusqu’à un barrage routier érigé sur la rue de Luxembourg – démontrent le soutien aux artistes. En décembre 1983, des membres et des sympathisants de la Kulturfabrik occupent pacifiquement le théâtre d’Esch après une représentation d’opérette. Les débats politiques font rage. « Le socialiste Robert Krieps qui était ministre de la Culture a fait pression sur les socialistes eschois pour qu’ils autorisent la Kufa à rester », rembobine Christian Kmiotek. La commune propose finalement une convention à l’asbl. La Kulturfabrik reste aux mains des artistes.
En plus des salles de répétition pour le théâtre et la musique, la Galerie Terre Rouge rejoint le site en 1984. Un financement de l’État permet même au cinéma Kinosch d’ouvrir ses portes... C’est un vivier d’artistes et de collectifs qui donne naissance à de nombreuses créations et collaborations. Reste que les lieux sont en mauvais état, à la limite de la salubrité et de la sécurité tant pour les artistes que le public. Les moyens sont plus que limités, seul le bénévolat permet de faire vivre les lieux.
Enfin, en 1996, pour assurer la pérennité du projet artistique, une convention est signée avec l’État et la Ville d’Esch-sur-Alzette garantissant un soutien financier public au fonctionnement du centre. « Les deux pouvoirs publics devaient accorder le même budget. Curieusement, le ministère de la Culture d’Erna Hennicot (CSV) poussait pour allouer plus de moyens à la Kufa. La commune, socialiste à l’époque, était plus réservée. Sans doute faute de moyens », se souvient Claude Frisoni. Parallèlement, les pouvoirs publics acceptent d’investir dans la rénovation des bâtiments. « Il y avait des fonds européens pour aider à la reconversion des régions affectées par le déclin industriel. Le ministre de l’Économie (Robert Goebbels, LSAP, ndlr) a poussé pour que la Kufa en bénéficie », retrace Christian Kmiotek.
Pérenniser
« Notre intervention en tant qu’architecte a consisté à imbriquer, délimiter, diviser, articuler l’existant pour apporter leur définition aux nouveaux espaces », détaille Jim Clemes qui avait la charge de cette rénovation avec Christian Bauer, un autre architecte. Les deux salles (950 et 200 spectateurs), le Ratelach, la brasserie K116, le cinéma sont ainsi délimités. « On a opté pour une toiture arrondie dans la galerie centrale pour gagner de la place et loger les salles de répétition ». La volonté était de garder la structure et l’apparence extérieure des bâtiments centenaires « de toute façon le budget ne permettait pas autre chose ».
Le 2 octobre 1998 (la fête d’anniversaire aurait aussi pu s’appeler « 25+1 »), le site rénové de la Kulturfabrik ouvre ses portes. Suivent des années sombres et difficiles. « Malgré de nombreux efforts, l’association est rapidement au bord du gouffre et ne peut, avec le budget qui lui est alloué, rivaliser avec les structures culturelles d’ampleur qui ont vu le jour après l’année culturelle de1995 », note en toute transparence le « Plan de développement 2021-2025 » édité en 2018. « Lorsque Serge Basso est arrivé à la barre de la Kulturfabrik en 2002, l’établissement avait plus l’allure d’un rafiot que d’un flambant Trois-mâts. Le capitaine a dû relever les manches. Le bateau prenait alors l’eau de toute part », lit-on dans le Républicain Lorrain en avril 2019.
Des efforts constants de la part de l’équipe (« qui avait sans doute les plus bas salaires du monde culturel », croit savoir Claude Frisoni), une programmation ambitieuse et variée (notamment en explorant des niches comme le street art ou les clowns), une politique tarifaire attrayante et des rapports apaisés avec les autorités communales lui apportant un meilleur soutien, permettent progressivement de remettre le navire à flot.
En accélérant la rétrospective, on notera d’important progrès dans la professionnalisation avec la nomination de René Penning, en tant que responsable, puis directeur administratif, après avoir été programmateur de musiques actuelles. Dès 2014, la Kulturfabrik développe ses programmes pédagogiques et adopte une charte environnementale.
Penser à demain
Après un bilan dressé en 2018, qui analysait les spécificités, les enjeux, les forces et faiblesses du centre culturel, l’équipe a mis en place une stratégie de développement sur plusieurs années. « À quarante ans, on s’oblige à une remise en question et une réflexion sur notre futur », constate René Pennig devenu directeur en 2020. La recherche et l’expérimentation artistiques et le développement culturel de la ville et de la région, y compris au-delà des frontières sont mis en avant comme visions d’avenir. « Nous revendiquons notre indépendance et militons en faveur d’une société ouverte », sont les valeurs décrites dans le plan de développement.
Aujourd’hui, la Kulturfabrik organise plus de 200 manifestations par an, intra et extra-muros. Sa programmation est toujours éclectique : concerts, festivals, cinéma, arts urbains, performances pluridisciplinaires, projets et ateliers pédagogiques, arts visuels, littérature, résidences artistiques... Le centre culturel reste un lieu atypique, volontiers qualifié d’« alternatif, rebelle, berlinois ou de gauche », s’amuse Penning. Il souligne aussi que c’est le seul centre culturel né d’une volonté de la société civile, venue de la base et non pas de la politique et du sommet. L’endroit semble avoir échappé à l’embourgeoisement et à la gentrification. « La situation actuelle dépasse de loin ce que j’avais imaginé il y a quarante ans », s’enthousiasme Ed Maroldt. Claude Frisoni va dans le même sens : « c’est un lieu alternatif, mais sérieusement géré ; ouvert sur les autres et sans prise de tête ». Le meilleur compliment vient sans doute de Rosario Grasso : « Je préfère toujours aller à la Kulturfabrik qu’à la Philharmonie. Je m’ennuie à la Philharmonie ! »
Le prochain défi sera la rénovation nécessaire pour améliorer les espaces de vie, d’accueil et de travail, notamment avec le développement des résidences d’artistes. « Il ne s’agit pas d’un coup de peinture mais d’une rénovation, sonore et thermique complète des lieux. Il nous faut aussi réfléchir à une nouvelle répartition des lieux et aux accès vers le centre-ville ainsi que vers le futur quartier de la Metzeschmelz. » L’architecte Jim Clemes qui réfléchit aux transformations futures estime que la proximité de la Kulturfabrik est une grande chance pour la friche d’Esch-Schifflange transformée en une nouvelle ville. « Les nouveaux quartiers souffrent généralement d’un manque d’espaces de rencontre, de lieux de vie et de créativité. Là ce site existe déjà et est solidement implanté. Je pense que les promoteurs de la Metzeschmelz devraient investir dans les travaux de la Kufa. »
En attendant, les festivités pour l’anniversaire vont permettre à l’équipe de « tester de nouveaux formats et attirer de nouveaux publics », comme le suggère la programmatrice Herrade Fousse. Des activités hors les murs, de la programmation pour le jeune public, la production d’un docu-fiction, la transformation de la galerie pour y accueillir des ateliers, le renforcement de l’offre culinaire avec des brunchs, et festive avec des karaokés. Pendant le mois d’octobre, on pourra notamment découvrir l’installation proposée par La Bande Passante qui revisite les archives de manière poétique ou les vitraux de Marc Thein réalisés avec des gélatines de récupération qui mettent en lumière les bâtiments.
La crise de la quarantaine n’a pas l’air de frapper la Kulturfabrik.