Le Staedel Museum de Francfort, qui abrite l’une des plus importantes collections d’Allemagne, accueille actuellement une exposition d’envergure sur les peintres précurseurs de la Renaissance du Nord. Enclave catholique au milieu d’un empire acquis au protestantisme, la florissante cité d’Augsbourg en est l’épicentre et son essor fut à la fois commercial et culturel. Holbein l’Ancien et le Jeune y sont nés, de même que Jacob Fugger (1459-1525), marchand prospère devenu l’homme le plus riche d’Europe (il fut notamment le préteur de la Maison des Habsbourg, à laquelle ont autrefois appartenu le Luxembourg et la Lorraine). Maximilien Ier (1459-1519) lui-même y séjourna fréquemment et y tint, en 1500 et 1518, la Diète impériale, importante assemblée réunissant les principaux dirigeants du Saint Empire romain germanique. Art, religion, pouvoirs politique et financier, tout se rejoint, se tient : il en va d’un même édifice.
On en a la preuve dès l’entrée du parcours avec la chapelle que les frères Fugger (Georg, Ulrich, Jacob) firent construire en 1509 dans l’église sainte Anne, fleuron de la Renaissance où fusionnent les influences vénitiennes et les traditions locales. Le chantier réunira les plus grands maîtres de l’époque : Dürer (1471-1528) en aurait dessiné les plans, tandis que Hans Burgkmair (1473-1531) et Jörg Breu (1475-1537) ont concouru à sa décoration intérieure. Si plusieurs éléments de cette chapelle nous sont présentés, dont notamment deux putti les fesses à l’air ainsi que quatre volets peints sur un thème musical pour le petit orgue de la chapelle, c’est surtout le très beau tableau de Dürer qui illumine la pièce, bien qu’il soit une copie (l’original se trouve à la Galerie nationale de Prague). Il s’agit d’une Fête du rosaire, dont la composition pyramidale est tendue vers la Vierge et l’Enfant Jésus. L’œuvre est une commande de Jacob Fugger, qui souhaite par son intermédiaire favoriser les négociations entre Maximilien d’Autriche et le pape Jules II pour le couronnement de l’empereur. C’est d’ailleurs ce que montre la toile : une suite sans fin de couronnements, de la Vierge à Maximilien et Jules II qui se tiennent à ses côtés, jusqu’à l’assemblée qui les entoure. Outre la présence anachronique de Maximilien et de Jules II au sein de cette scène religieuse primitive, plusieurs détails attirent notre attention. Un homme tout d’abord, joues rouges et larmes à l’œil, visiblement très ému d’être témoin de l’événement. Un autre au loin, en retrait, est reconnaissable grâce à l’incroyable Autoportrait christique qu’il réalisa de lui en 1500 à l’âge de 29 ans : il s’agit de Dürer lui-même, au pied d’un arbre, cheveux longs bouclés, qui regarde le spectateur. On remarque aussi la présence d’un insecte sur le linge de l’Enfant Jésus, préfigurant d’emblée sa mort sur la croix. Un détail qui fait mouche.
L’art, vitrine du pouvoir et indice d’un changement social. Le portrait apparait alors en Allemagne : non plus pour immortaliser seulement les nobles, mais aussi bien les individualités composant la classe bourgeoise en pleine ascension. Morale sociologique : il faut avoir droit à l’image pour avoir (pleinement) droit de cité. Sur un fond généralement vert-bleu, hommes et femmes, souvent fiancés, se répondent, parfois avec certains détails architecturaux insérés dans le cadre, comme c’est le cas pour la première fois dans les portraits de Hans et Barbara Schellenberger (1505-1507) que l’on doit à Hans Burgkmair. C’est aussi l’occasion de se prêter au jeu des ressemblances et des écarts en confrontant les portraits à leurs dessins préparatoires avoisinants. Plus loin, le portrait d’une femme par Holbein l’Ancien interpelle ; il s’agit d’Anna Laminit, une personnalité d’Augsbourg qui prétendait pouvoir se passer de nourritures et réaliser des miracles… C’est au sommet de sa célébrité, en 1503, que l’artiste l’a peinte, coiffée d’un chapeau gris. La supercherie sera cependant découverte quelques années plus tard et Anna Laminit sera condamnée à mort. Plus avant, un mur affichant d’immenses panneaux du cycle de la Passion se dresse devant nous — un ouvrage monumental d’Holbein l’Ancien commandé par l’ordre des Dominicains de Francfort. Et comme le business, la peinture peut être une histoire de famille. Chez les Holbein, on est peintre de père en fils ; et tous deux auront hérité cette technique de leur oncle, Hans Burgkmair.
La seconde partie de l’exposition comprend les plus beaux tableaux. À commencer par ce médaillon d’Holbein le Jeune où l’on perçoit, de profil, le sensuel et fringuant Simon George de Cornwall, fleur au nez. Puis surgit enfin la star de l’exposition, celle que tout le monde attend : la Madone de Darmstadt, d’Holbein le Jeune encore. Douceur des traits de la Vierge traités en sfumato (un héritage de Leonardo), le visage incliné vers l’Enfant, dont le bras gauche, avancé, est saisi dans un raccourci lui donnant une profondeur et une gravité vertigineuses. Suivent ensuite dans la partie inférieure le commanditaire du tableau, Jacob Meyer, puis sa femme et sa fille, elles-aussi reconnaissantes, agenouillées sur un tapis capricieux, gondolé, périlleux dont se rapproche innocemment l’Enfant Baptiste. Une fois de plus, l’histoire profane des riches aura intégré l’histoire sacrée des pauvres — énième renversement ironique de l’Histoire.