À première vue, c’est du bla bla diplomatique. Le 26 avril, le gouvernement roumain a rendu public un communiqué officiel qui laissait présager, derrière des mots bien choisis, un malaise dans sa relation avec Moscou. « Alexeï Gritchaev, adjoint de l’attaché militaire de l’ambassade de Russie à Bucarest, a été déclaré persona non grata au vu de ses activités contraires à la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques », peut-on lire dans le communiqué des autorités roumaines.
C’est ainsi que la Roumanie s’est solidarisée de la République tchèque qui, le 17 avril, avait expulsé 18 diplomates russes accusés d’avoir été à l’origine de l’explosion d’un dépôt de munitions en 2014, qui avait provoqué la mort de deux personnes. L’histoire a tout d’un roman d’espionnage. Le 26 avril les Premiers ministres tchèque, hongrois, polonais et slovaque, dont les pays sont membres du groupe de Visegrad, ont condamné eux aussi les agissements des agents russes. « Nous condamnons fermement les actions illégales et violentes menées par les agents de renseignement russes, affirme le communiqué officiel. Nous ne permettrons pas que ces comportements divisent l’Europe. »
À son tour, la Russie a condamné la réaction des pays de l’Europe centrale et orientale et riposté en demandant à vingt diplomates tchèques de quitter son territoire. À première vue, c’est une tempête dans un verre d’eau, mais l’affaire est sérieuse et dégage une odeur de guerre froide. Derrière la confrontation diplomatique, il existe un malaise profond dans la relation entre une Russie aux ambitions expansionnistes et les pays de l’Europe centrale et orientale qui ont appartenu au bloc soviétique jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989. La pomme de la discorde est le renforcement de la présence militaire américaine dans les anciens satellites soviétiques, notamment en Roumanie, pays qui compte quatre bases militaires de l’US Army et un bouclier anti-missiles.
La peur ancestrale de la Russie a poussé la Roumanie à privilégier sa relation avec les États-Unis. Bucarest a dépensé sept milliards d’euros pour acheter 450 missiles américains Patriotes, 36 blindés Piranha 5, et une escadrille de 17 avions de chasse F-16. Cette « love story » roumano-américaine annonce un changement de perspective dans le positionnement de la défense américaine aux frontières orientales de l’Union européenne (UE).
Face aux pulsions expansionnistes de la Russie en Crimée, Washington s’apprête à redessiner sa ligne de défense au sein de l’Otan. Son principal pion face à la Russie a toujours été la base américaine d’Incirlik située au sud de la Turquie qui assure la défense aérienne face à la Russie et l’accès rapide dans les zones chaudes du Moyen Orient. Mais le président turc Recep Erdogan pose problème à Washington. Ses poussées autoritaires et ses démarches pour renforcer l’Islam ne sont pas vues d’un bon œil par les partenaires américains. Plus grave, Recep Erdogan privilégie une relation de plus en plus étroite avec son homologue russe Vladimir Poutine.
C’est dans ce nouveau contexte géostratégique que Washington regarde de plus près la Roumanie comme une possible alternative à la Turquie. La présence américaine en Roumanie se renforce chaque année et les Roumains comptent sur elle pour attirer aussi plus d’investissements. « Nous allons démarrer un nouveau projet qui reliera le port roumain de Constanta au port polonais de Gdansk grâce à une nouvelle autoroute et à une nouvelle voie ferrée, a déclaré en octobre 2020 Adrian Zuckerman, ambassadeur américain à Bucarest. Ce projet d’infrastructure profitera aux économies de la Roumanie et de la Pologne dans les années à venir. »
L’impact économique de la présence américaine est de plus en plus visible dans la Roumanie profonde. Le village Mihail Kogalniceanu, situé à proximité de la mer Noire, a changé de visage depuis l’installation sur place de l’US Army. C’est là que se trouve la base militaire américaine la plus importante en Roumanie. Bientôt le petit village deviendra une ville puisque les autorités annoncent la construction de plusieurs quartiers pour accueillir 10 000 soldats de plus. « Cette base militaire est très importante pour nous, assure la maire Ancuta Belu. C’est comme si une grande compagnie investissait dans notre village. Le prix des loyers a explosé, un petit appartement est loué plus cher que les appartements situés sur le littoral de la mer Noire. »
Pourtant cette perspective n’est pas du goût de tout le monde. Les paysans de Mihail Kogalniceanu sont en colère depuis que les autorités ont exproprié plus de 2 200 hectares de terre pour faire place à la nouvelle ville. L’État leur propose le prix de quatre euros par mètre carré alors que le prix du marché est d’environ quarante euros. « Les soldats américains vont avoir toutes les facilités ici mais je n’ai rien à gagner avec leur arrivée, affirme Nicusor Ianca, un paysan de Mihail Kogalniceanu. Au contraire, on achète mes terres pour un prix dérisoire. Ce n’est pas correct. »
Mais la politique vole souvent au-dessus de la tête des paysans. Ce ne sont pas eux qui vont décider du destin de leur village, mais les autorités de Bucarest qui négocient avec Washington. La victoire de Joe Biden à la présidence américaine a été très bien accueillie en Roumanie, pays qu’il connaît bien puisqu’il l’a visité trois fois au cours de sa carrière. « Vous pouvez compter sur nous, a-t-il déclaré en 2014 lors de sa visite à Bucarest. L’agression de la Crimée par la Russie à moins de 400 kilomètres des frontières roumaines de l’Otan nous rappelle que l’appartenance à l’Otan est très importante. Les frontières de l’Europe ne devront plus jamais être changées sous la menace des armes. » Un point de vue largement partagé par les Roumains qui ont expulsé le diplomate russe en sachant qu’ils pouvaient compter sur le soutien de l’oncle Sam. Le tropisme américain à de beaux jours devant lui en Roumanie.