Les toilettes de l’Atelier n’ont jamais paru aussi propres. La salle de concert de la rue de Hollerich recevait mercredi après-midi les patrons de l’industrie luxembourgeoise. Cet ancien garage mécanique dans le centre industriel de la capitale (au XIXe siècle) a été choisi pour la deuxième édition du Fedil Industry Day. À la première, organisée en 2023 à l’hôtel Mercure sur le golf Kikuoka, on avait parlé « défis d’avenir et attractivité pour le Grand-Duché », ainsi que de la sur-réglementation. Ce mercredi, ont été évoqués la décarbonation de l’industrie, les chaînes d’approvisionnement stratégiques… et la sur-réglementation.
L’événement a rassemblé les lobbyistes de l’industrie, des fonctionnaires (nationaux ou européens), une poignée de politiques, dont le ministre de l’Économie et, last but not least, le Grand-Duc héritier, dans quelques jours, Lieutenant-Représentant. Pour le nouveau président de la Fedil, Georges Rassel, l’échange mené en anglais (et un brin scénarisé) « fuels the public debate » : « Sur des sujets de première importance pour la survie de notre industrie. » Oui, parce que l’avenir de cette dernière serait « obscured by clouds », selon Georges Rassel qui recycle un titre des Pink Floyd dont l’ancien batteur, passé trois fois par Den Atelier ces dernières années, qualifie l’endroit de « best venue » (selon une anecdote narrée par le président de la Fedil et inspirée par son secrétaire général René Winkin, fan du groupe britannique).
Mais l’homme le plus cité de la soirée, clairement, a été Mario Draghi. Dans un rapport de 400 pages présenté lundi, l’ancien président de la Banque centrale européenne et ancien président du Conseil italien a diagnostiqué une compétitivité européenne moribonde et prodigué des remèdes de choc pour rattraper les États-Unis et la Chine sur le chemin de la croissance. Une croissance décarbonée pour l’industrie, mais avec quel financement public ? Telle a été la première question posée aux panélistes. « Not the sexyiest topic » a priori, a concédé Gaston Trauffler, animateur de la première table ronde consacrée au sujet, sauf à poser les bonnes questions : « Combien il faut payer pour ça ? Pourquoi cela coûte autant ? Qu’est ce qui se passe si je refuse de payer ? »
Les réponses restent incertaines et les milieux d’affaires abhorrent l’incertitude. Bernhard Lorentz, consultant climat chez Deloitte Deutschland, narre ainsi les coulisses de l’accord de Paris où il était négociateur en 2015. Toujours pas convaincu dans le dernier round de négociation, un représentant de la Chine aurait demandé au milieu de la nuit à l’un des experts du GIEC ce qui arriverait à son pays dans un scénario à deux degrés. « We simply don’t know », aurait répondu le scientifique. La Chine a apposé sa signature à l’accord quelques heures plus tard. Dans son quatorzième plan quinquennal (2021-2025), elle vise la neutralité carbone d’ici 2060. « They got the message », raconte Bernhard Lorentz. L’intéressé se rend régulièrement dans l’Empire du Milieu. Il y constate les investissements massifs dans les infrastructures comme les énergies renouvelables : « Depuis dix ans on a l’habitude de dire, si vous n’avez pas été en Chine ces six derniers mois, alors vous n’êtes jamais allé en Chine ».
Passe d’armes. Les investissements en infrastructures énergétiques et leur financement sont clés dans la décarbonation des industries. Il y a d’abord l’électrification. L’ancien ministre de l’Énergie, Claude Turmes, recense les bons élèves de la production verte d’électricité. Ceux qui ont rapidement et massivement investi comme le Danemark, le Portugal et l’Espagne « récoltent aujourd’hui les bénéfices » avec un prix de l’électricité compétitif. Il souligne d’ailleurs malicieusement que les lobbies (comme Business Europe) ont tenté de ralentir (et réussi à certains endroits) les investissements dans l’électrification verte entre 2010 et 2015. Trop cher, selon eux. « Maintenant, l’industrie doit concéder que Draghi a raison ». Il faut investir massivement. Il est question de 800 milliards d’euros. L’ancien ministre écolo soutient en sus l’idée d’une meilleure interconnexion des réseaux électriques européens avec la possibilité pour un pays enclavé d’acheter de la production électrique dans une ferme éolienne offshore. En écho à Laurence Zenners (CEO de Creos), qui réclame des « business cases » pour justifier le développement du réseau (comme une éventuelle installation d’un data centre de Google à Bissen), Claude Turmes préconise des partenariats publics privés. Tout investissement public doit être associé à une garantie industrielle d’exploiter le réseau pour x années. « That’s really about speed and scale », insiste Lorentz.
Parmi les projets aussi envisagés sur la scène de l’Atelier, la connexion du Luxembourg au réseau européen de l’hydrogène paraît le plus avancé et le plus plausible. En juin, Creos et son homologue belge Fluxys se sont engagés pour explorer le développement d’un réseau transfrontalier. Claude Turmes a, en outre, déposé en août 2023 un projet de loi pour transporter et stocker l’hydrogène. Mercredi, Patrick Klein, patron des cimenteries Dyckerhoff, propriétaires de Cimalux, le plus gros producteur de dioxyde de carbone du pays, évoque un pipeline pour acheminer le CO2 produit à Rumelange. « Vers Mertert ? », demande Claude Turmes (suspicieux), qui ne voit pas mieux que le transport par bateau comme moyen d’exfiltrer (vers la Norvège a priori) le CO2 produit lors de la clinkerisation. L’enclavement du Grand-Duché n’émeut en tout cas pas la multinationale Dyckerhoff qui dit y « avoir des plans ». « Le Luxembourg figure en haut de la liste les pays dans lesquels on a des projets de décarbonation », révèle Patrick Klein. Un tel projet pourrait être développé, en même temps qu’aux États-Unis où les subsides abondent dans le cadre de l’IRA (Inflation Reduction Act), « if certain conditions are met », notamment des questions financières.
Pour ce qui concerne les critical supply chains, difficile d’imaginer rapatrier au Luxembourg l’extraction de métaux rares nécessaires à la fabrication des batteries. Si d’extraordinaire les ressources existaient, les exploiter impliquerait un délai et un investissement prohibitifs. Pour des raisons climatiques, pas possible non plus de faire pousser palmiers et cacaotiers afin de produire du Nutella, selon la Hazelnut Officer de Ferrero, Isabel Hochgesand. (Et consommer différemment ? Bien sûr que non.) Dans l’impossibilité de se fournir ailleurs (en Afrique pour ce qui concerne le groupe basé à Senningerberg), la responsable des achats privilégie un accompagnement de l’écosystème local. Isabel Hochgesand prend donc acte du devoir de vigilance demandé par l’Union européenne aux groupes internationaux dans le cadre de la directive CSDD (Corporate Sustainability Due Diligence) : « We should be responsible for our value chains. » Les first movers ont un avantage sur le marché. « If you’re running blind, then it’s much more challenging », confie Isabel Hochgesand. La CSDD, en cours de transposition dans les États-membres, est aussi une barrière à l’entrée. Le vice-président de la Fedil éprouve ainsi des difficultés à en défendre l’intérêt, surtout qu’elle s’ajoute à des normes ESG (environnementales, sociales et de gouvernance) imposées par ailleurs.
« On demande aux entreprises de réussir où les gouvernements ont échoué pendant soixante ans », assène l’ancien ministre de la Coopération (et des Communications). Pour l’intéressé, également avocat spécialiste des agréments en matière financière, le plus grand challenge est la sur-réglementation. Il se réfère, à son tour, à Mario Draghi, au reproche de « réglementations inconsistantes et parfois contradictoires ». Schiltz compte maintenant sur le gouvernement luxembourgeois pour passer le message du cut the red tape. À la première question de l’animatrice du débat, Emmanuelle Mousel, le vice-président de la Fedil répond par une autre question : « Quel temps nous reste-t-il pour conduire les affaires ? ». En conclusion, sur la scène de l’Atelier, il cite Elvis Presley : « A little less conversation, a little more action ».
Puis intervient le ministre de l’Économie. Lex Delles a loupé le début, mais se rattrape par son volontarisme, loué par le patronat (« un ministre hands-on », nous dit René Winkin, « il se couche en se demandant s’il a résolu tous les problèmes rencontrés la journée »). Delles se fait le combattant du paperwork, si bien qu’il trébuche sur le terme administratif en anglais : « I will seize every opportunity to push the Commission to reduce the administrative burden and the number of reporting obligations ». En matière de transposition, la politique du gouvernement se résume en une phrase : « The directive, the whole directive, nothing but the directive. » Selon Lex Delles, des règles harmonisées doivent « augmenter les opportunités d’affaires ». Il faudrait simplement « réguler pour la protection des travailleurs et de l’environnement », mais sans « aller dans le moindre détail ». Un discours suite auquel le patronat industriel a trinqué, satisfait.