ArcelorMittal a publié son rapport annuel jeudi dernier. Sa version remise à la Securities and Exchange Commission américaine est un pavé de 377 pages détaillant froidement les aléas qui ont conduit le numéro deux mondial de la sidérurgie vers son milliard de dollars de bénéfices. Un beau butin, mais quasiment dix fois moindre que l’année précédente et quinze fois moindre qu’en 2021. La faute notamment à la cession contrainte de sa filiale kazakhe à Termitau après une explosion mortelle dans une mine (46 victimes) et à une dépréciation d’Acciaierie d’Italia (anciennement Ilva). Sans cela, le revenu net aurait frisé les cinq milliards.
Des revenus opérationnels plutôt confortables donc. La communication publique du groupe ressasse, elle, depuis des années la menace de désindustrialisation en Europe, dans sa lutte contre le réchauffement climatique et à cause des coûts engendrés par la transition énergétique. Dans le PowerPoint présenté en janvier au traditionnel nouvel an de la presse d’ArcelorMittal Luxembourg, le premier des défis, marqué en rouge et en gras, consiste à « établir une politique industrielle neutre en carbone et éviter la désindustrialisation en instaurant les mêmes règles du jeu pour tout le monde (level playing field dans la langue originale) ». Au lendemain de cette réception-conférence de presse, l’article du Quotidien versait dans un certain catastrophisme : « ArcelorMittal : stopper le CO2 pour s’en sortir ».
Cette semaine encore, le géant de l’acier annonce sa participation au European Green Steel Industry Summit qui se tiendra à Anvers en avril. Le défi environnemental est publicisé sur tous les supports pour cette industrie fortement émettrice en dioxyde de carbone. ArcelorMittal y trouve régulièrement un nouveau combat. En décembre 2022, les sidérurgistes européens ont obtenu de Bruxelles la prolongation des quotas d’émissions gratuits jusqu’en 2032. La même année, les entreprises énergivores du Luxembourg ont obtenu du gouvernement une aide au financement de ces droits à polluer, un demi-milliard d’euros sur dix ans. Quatre entreprises sont concernées. Cimalux et ArcelorMittal représentent plus des deux tiers des émissions.
En 2024, le groupe attend notamment un soutien politique pour la prolongation des mesures de sauvegarde pour l’industrie sidérurgique européenne après 2024. Il s’agit principalement d’une surtaxe aux importations sur certains produits. Le marché européen figure au cœur des préoccupations de ce groupe éminemment international, avec des unités de production dans quinze pays et de l’extraction minière dans neuf. ArcelorMittal produit sur le Vieux Continent la moitié de l’acier qu’il vend, notamment à destination de l’automobile où il est leader. Mais il y a aussi la construction.
La mère des batailles se joue à Bruxelles. ArcelorMittal adhère à six lobbys de l’industrie et de l’acier au niveau européen. Le groupe opère également de son côté avec huit lobbyistes attitrés (entre 1,25 et 1,5 million d’euros de budget annuel pour 5,5 emplois temps plein). Le registre de transparence de la Commission européenne (un modèle du genre) recense 108 réunions « ArcelorMittal » avec les commissaires, des membres de leur cabinet ou des directeurs généraux depuis 2014. Les derniers entretiens portaient sur la feuille de route vers une neutralité des émissions de CO2 d’ici 2050 (24 janvier), la mise en œuvre de la directive sur l’échange de quotas (« and possible ideas to support investment efforts in decarbonisation », le 20 décembre) ou encore le « clean transition dialogue on energy intensive industries » (le 30 novembre). À noter deux rendez-vous à Davos, les 17 janvier 2023 et 25 mai 2022, avec les Luxembourgeois en charge de l’Emploi au niveau européen, Nicolas Schmit et son chef de cabinet Antoine Kasel, au sujet de la transition verte et de son impact sur le secteur financier. Au conseil d’administration d’ArcelorMittal (dix membres dont trois Mittal) siège l’ancien commissaire européen (belge) au Commerce, Karel de Gucht.
En son siège luxembourgeois, le colosse de l’acier bénéficie aussi d’un accès privilégié aux décideurs. Parmi les entreprises figurant dans les registres de transparence des membres du gouvernement et de leurs conseillers, ArcelorMittal est la plus souvent citée. Son responsable « Tax », David Eisele, apparaît dans l’un des (rares) ajouts aux registres depuis l’installation du gouvernement Frieden-Bettel. En octobre, des réunions de représentants du patronat (sous l’égide de l’UEL) avec le directeur de la fiscalité du ministère des Finances, Carlo Fassbinder au sujet du projet de loi sur l’imposition minimale des grandes entreprises au niveau mondial. L’enjeu n’apparaît pas parmi les défis identifiés dans le rapport annuel d’ArcelorMittal. À l’inverse du financement de l’objectif de la neutralité carbone pour 2050.
Le sidérurgiste détaille le soutien public au financement de la transition énergétique. La Commission européenne a, en juillet dernier, donné son feu vert à une aide de la France (850 millions de dollars) pour upgrader écologiquement ses installations de Dunkerque. En juin dernier a aussi été validée une aide de 280 millions de dollars promise par la Belgique pour le processus de décarbonation. « The overall support that ArcelorMittal will receive from the Belgian and French authorities is commensurate with the Company›s broader ask to its host governments for its decarbonization projects », est-il écrit. En 2022, ArcelorMittal a signé un protocole d’accord avec le Luxembourg et son ministre de l’Économie de l’époque, Franz Fayot (LSAP), pour investir dans ses installations. 67 millions d’euros ont été budgétés en juin dernier pour le site de Belval. Quinze proviennent de l’État. « The MoU confirmed the willingness of the Luxembourg government to financially support this type of strategic investment, through the various applicable aid mechanisms », est-il écrit dans le management report. ArcelorMittal a annoncé fin janvier un investissement supplémentaire de 18 millions d’euros pour donner une nouvelle vie à une ancienne installation de Florange. Elle se destine au site de Differdange pour y réduire de 80 pour cent ses émissions de poussière.
D’autres États voisins ont entretemps mis la main à la poche pour décarboner l’industrie. Handelsblatt parle des « Milliarden für Stahl ». « Ein heißes Eisen », titre la FAZ pour qualifier la tentative de passage à l’hydrogène des sidérurgistes allemands : « Nach Thyssenkrupp, Salzgitter und der Stahl-Holding-Saar wird auch ArcelorMittal staatliche Unterstützung für den Umstieg auf eine klimafreundliche Stahlherstellung bekommen ». Il est question d’une aide de 1,3 milliard d’euros. L’Union européenne entend le souhait des industriels d’instaurer les mêmes règles du jeu pour les producteurs des États tiers qui vendent sur le marché intérieur. ArcelorMittal a milité « auprès de la Commission européenne » pour la mise en place du Carbon Border Adjustment Mechanism (CBAM) « to address the resulting competitive disadvantage compared to imports, which is expected to increase in the future absent government intervention ».
Des coups de canif dans les sacrosaintes règles commerciales de l’Union européenne ? Son industrie, dite en déclin, est redevenue stratégique. Depuis 2020, la pandémie et les ruptures sur les chaînes d’approvisionnement ont poussé à une relocalisation de la production en Europe. Le retour de la guerre sur le Vieux continent en 2022 a renforcé le besoin en autonomie et en compétitivité. ArcelorMittal le mesure bien. « Etwa 3.200 unserer Mitarbeiter sind jetzt Soldaten », faisait valoir le responsable de l’entité ukrainienne face au Wort fin février.
Au Luxembourg, l’industrie dans son ensemble ne pèse pas particulièrement par ses recettes fiscales. Selon les données fiscales rassemblées par le Conseil économique et social, l’industrie manufacturière comptait pour 1,9 pour cent des recettes de l’IRC en 2014, 1,4 en 2017 et 1,02 en 2020. Mais elle emploie toujours du monde. D’ailleurs, on ne peut pas parler de désindustrialisation au Grand-Duché en termes d’emploi (en nombre absolu tout le moins !). Selon Les Statistiques historiques 1839-1989 produites par le Statec, environ 15 000 personnes travaillaient pour l’industrie de l’extraction minière, des hauts fourneaux et de la métallurgie au début du XXe siècle. 24 000 travaillaient dans l’industrie métallurgique en 1962. Autour de 25 000 pour le seul compte de l’Arbed en 1974, au début de la crise. En 1995, l’industrie manufacturière comptait encore 32 800 salariés. Ils étaient 32 400 en septembre dernier.
ArcelorMittal informe injecter annuellement autour de 500 millions d’euros dans l’économie nationale « through wages, employer’s contributions, expenditures paid to our local suppliers ». Il n’est pas question d’impôt. Dans ses comptes, ArcelorMittal explique disposer de 9,5 milliards de deferred tax assets, soit autant d’ICC que le groupe n’aura pas à payer ces prochaines années. (« Au titre de différences temporaires déductibles ainsi que du report en avant de pertes fiscales et de crédits d’impôts », lit-on sur une publication de Deloitte). En 2023, le groupe a même enregistré 0,8 milliard de dollars d’actif d’impôt différé à son bénéfice, « mainly due to the recognition of deferred tax assets following increase of future profit expectation in a number of jurisdictions, mainly in Luxembourg ». (L’évaluation de ces actifs est considérée comme un point critique par l’auditeur EY.) L’intégration fiscale est faite au Grand-Duché. Or la loi fiscale « actuelle » y prévoit que les pertes fiscales accumulées avant 2017 n’expirent pas et sont recouvrables sur des revenus futurs potentiellement taxables. « At December 31, 2023, the amount of future income required to recover ArcelorMittal’s deferred tax assets of $9.5 billion was at least $41.5 billion at certain operating subsidiaries », conclut le groupe.
ArcelorMittal est ici systémique par son ancrage historique. L’adage de l’évangile de Thomas, « Soulève la pierre et tu me trouveras » s’applique au sidérurgiste, encore propriétaire d’un millier d’hectares au Grand-Duché (d’Land, 18.09.2020). La reconversion de ses friches, à Belval ou Dudelange, sert la politique du Logement. D’un point de vue plus symbolique, « le narratif industriel du pays repose sur ArcelorMittal », analyse l’ancien ministre, Franz Fayot, face au Land. Son ancrage au Grand-Duché se révèle déterminant de ce point de vue. Mais pas que. De tels mastodontes génèrent du travail en périphérie directe, dans les secteurs secondaire et tertiaire. On a donc plutôt tendance à lui accorder une oreille bienveillante.
Qu’en sera-t-il sous l’autorité du Premier ministre installé voilà cent jours ? Aux prémices de la campagne électorale, Luc Frieden avait posé avec Aditya Mittal. Une photo publiée sur Twitter. « We need a pro-industry environment in Europe to create jobs and be less dependent on other parts of the world. Incentives for sustainable growth, innovation and decarbonization are necessary », avait gazouillé le Spëtzekandidat depuis Londres où il avait rencontré le CEO du groupe ce 24 mai. En réponse, une âme taquine a partagé un tweet de Laurent Mosar où le député CSV fustige le bénéfice-record encaissé par ArcelorMittal en 2022 et le cofinancement par l’État de la moitié du siège d’ArcelorMittal au Kirchberg, pour 275 millions d’euros.
En janvier, Luc Frieden s’est rendu à Davos. Forum des décideurs économiques où Xavier Bettel avait l’habitude de rencontrer Lakshmi Mittal. Le communiqué de presse du ministère d’État et son illustration s’attardent surtout sur la rencontre du Premier ministre avec Volodymyr Zelensky, président de l’Ukraine attaquée par la Russie, héros populaire auprès de qui l’on apprécie s’afficher. La communication de l’Hôtel Saint-Maximim fait uniquement mention de rencontres politiques, avec les dirigeants de la Suisse, de Singapour, de la Jordanie et du Liechtenstein. Un autre indice toutefois de l’attachement de Luc Frieden à ArcelorMittal : En juin, l’intéressé a assisté à la remise de la légion d’honneur française à celui à qui il avait succédé à la tête de la Chambre de commerce, Michel Wurth, président d’ArcelorMittal Luxembourg et membre du conseil d’administration du groupe. En mai 2023, les mandats d’administrateurs des Luxembourgeois (la deuxième nationalité la plus représentée au board après les Indiens), Etienne Schneider et Michel Wurth, ont été reconduits. Ils courent jusqu’en 2026. Le cachet de l’ancien ministre de l’Économie pour 2023 s’élève à 196 000 dollars. Peanuts à côté des salaires que se servent Lakhsmi et Aditya, respectivement président et directeur général, presque quatre millions d’euros en 2023, plus de huit en 2022 (grâce à des intéressements sur les résultats).
Maximisation de la valeur actionnariale
ArcelorMittal, cotée à la bourse, n’a pas vraiment fait de sentiment depuis la fusion en 2006. Le sidérurgiste (alors numéro un mondial) employait alors 320 000 personnes. Après de multiples restructurations, au gré des crises, il ne reste plus que 127 000 salariés. Le Luxembourg n’a pas été épargné. ArcelorMittal y employait 6 770 personnes voilà vingt ans (chiffres du Statec). Elles n’étaient plus que 3 900 début 2020, année où le groupe a entrepris des économies. « In 2020, the Company successfully reduced fixed costs, including through temporary measures, in line with lower production resulting from the impacts of the COVID-19 », lit-on dans le rapport annuel. 600 millions d’euros ont ainsi pu être économisés, y compris dans les bureaux (vingt pour cent de réduction des coûts. Au Luxembourg, le groupe a bénéficié du chômage partiel et a parallèlement négocié une « réorganisation » avec les syndicats et le gouvernement. Selon le plan Lux2025, 578 personnes (soit environ quinze pour cent des salariés locaux) devaient partir prématurément à la retraite ou accéder à une cellule de reclassement. ArcelorMittal souligne aujourd’hui que l’emploi « se maintient malgré l’environnement économique ». Selon le Statec, 3 540 sont aujourd’hui réparties sur les sites de Rodange, Differdange, Belval, Esch, Luxembourg, Dommeldange et Bissen. L’emploi européen d’ArcelorMittal se stabilise maintenant. Il a même légèrement augmenté depuis 2021, passant de 60 525 à 62 073 salariés.
De leur côté, les actionnaires ont été gâtés. Le rapport annuel revient sur l’augmentation du dividende validée à l’assemblée générale de mai 2023 (0,44 dollars par action). Celle-ci a généré un coût de 369 millions d’euros. Ils viennent s’ajouter aux douze milliards de dollars payés pour les rachats d’actions organisés entre 2020 et 2023. Ils confèrent davantage de valeur aux titres en circulation. Les parents Mittal, Lakshmi et Usha, rassemblent dans leurs holdings luxembourgeoises, Nuavam Investments et Lumen Investments, 41,5 pour cent des actions d’ArcelorMittal, plus de 340 millions de titres. Ils portent une valeur totale de huit milliards d’euros au cours de bourse ce jeudi. En février, après des résultats moyens, le conseil d’administration a recommandé une augmentation de quatorze pour cent du dividende (à cinquante cents). Elle sera acceptée lors de l’AG du 2 mai.