Le Grand-Duché a été le théâtre cette semaine de la lutte contre la marchandisation du monde. Des ONG militant contre le réchauffement climatique et pour le respect des droits de l’Homme ont alerté médias et classe politique lundi à Esch-Belval, au pied de l’aciérie électrique d’ArcelorMittal et de l’ancien haut-fourneau de l’Arbed. Les militants ont remis jeudi boulevard Royal leurs revendications au siège du groupe Ternium, multinationale de l’extraction minière. Entretemps, ils ont été reçus dans différents ministères, notamment à la Justice et à l’Environnement. À la différence des opérations de sensibilisation habituelles, il ne s’agissait pas là (que) de jeunes wokes fraîchement conscientisés comme on aime à les décrier. Se sont déplacés les représentants légaux des victimes en première main de l’industrie mondiale. Ils se sont fait payer le voyage depuis le Mexique ou encore l’Afrique du Sud pour porter la voix de leurs communautés lésées par les activités d’ArcelorMittal et Ternium.
Eduardo Mosqueda, originaire de l’une des plus « belles régions du Mexique où vivaient des milliers d’espèces animales » défend les habitants de la périphérie de la mine de la Peña Colorada, un site exploité depuis 1974, autrefois par l’État mexicain, depuis 2005 par une joint-venture entre ArcelorMittal et Ternium. En 1992, les relations entre les exploitants de la mine et de la communauté agricole (qui revendique en vain son statut indigène) d’Ayotitlán ont été réglées par un accord. Mais depuis 2012, la collaboration a été phagocytée par une poignée d’individus aux intérêts divergents. Des opposants à l’exploitation de la mine ont disparu. Les membres de la communauté « et d’autres habitants dénonçant publiquement la dépossession des terres et la contamination par la mine ont été victimes de menaces, de harcèlement, de disparition ou de meurtres », écrit la Fair Steel Coalition dans un rapport publié la semaine passée. Dans « The Real Cost of Steel : Environmental racism, sacrifice zones and impunity in the supply chain », les quinze ONG du « Global South » et du « Global North » réunies pour l’occasion dénoncent les défaillances de l’État mexicain : « The possible involvement and lack of effective response from state authorities in support of the community of Ayotitlán allows violence and fear to fester to the benefit of the mine. In this context, the companies have remained largely silent about the violence when they could do far more, such as to press Mexican authorities to fully and impartially investigate. »
Lundi à Belval, Eduardo Mosqueda a multiplié les demandes à l’adresse d’ArcelorMittal, qu’elle passe « du silence à la due diligence et à l’engagement » : « J’enjoins ArcelorMittal à financer une expertise indépendante pour mesurer l’impact de l’exploitation sur les communautés locales, ainsi qu’à leur dédommagement ». Lui a succédé au micro Samson Mokoena, coordinateur de la Vaal Environmental Justice Alliance en Afrique du Sud et militant sur place contre la pollution de l’usine Vanderbijlpark d’ArcelorMittal. Le militant dénonce « la pollution des airs, de l’eau et du sol, la difficulté à élever une famille dans ces conditions ». Il explique que sa communauté a obtenu un remediation order pour une dépollution des sites et des dédommagements. Mais la mesure serait « inadequate » et le versement des fonds « too slow », regrette Samson Mokoena. En Afrique du Sud, le droit à un environnement sain est ancré dans la Constitution. « Nous voulons voir ce droit honoré », plaide-t-il.
Sur la petite scène du pavillon skip (salle de Belval portant le nom des chariots à minerai) lundi, Caroline Ashley, fondatrice de Steelwatch, ONG pour un « decarbonized steel sector », a dénoncé les « shiny claims » d’ArcelorMittal au sujet de ses investissements dans l’acier vert. Des centaines de millions par-ci, des centaines de millions par-là, en Belgique (Gand) ou en France (Dunkerque), mais pas d’intention de fermer les hauts fourneaux (lesquels fonctionnent au charbon), la plus grosse émission de CO2 pour cette industrie « d’une nécessité absolue », mais responsable de sept pour cent des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Et les promesses d’investissement pour une production appauvrie en carbone tombent à l’eau, regrette Caroline Ashley. La Britannique prend l’exemple du plan d’investissement à Gijon en Espagne, annoncé en juillet 2021, « un milliard pour réduire de moitié les émissions de CO2 et créer la première usine d’envergure zéro carbone », comme il est écrit sur le site internet du groupe dans la rubrique Climate Action. Ce site industriel basé sur le recours à l’hydrogène devait fonctionner en 2025, notamment grâce au soutien du gouvernement espagnol. ArcelorMittal se fixe pour règle de voir ses projets environnementaux pour moitié financés par des fonds publics (ce qui est rendu possible par une activité de lobbying intense). Mais… rétropédalage en février. Le directeur Europe du groupe, Geert van Poelvoorde, confie au magazine Trends que l’hydrogène vert est trop cher « even though we’ve secured billions in subsides » et rendra les productions trop onéreuses par rapport à la concurrence. Les nouvelles unités de production, comme à Gijon, utiliseront donc du gaz. « Une énergie fossile », soupire Caroline Ashley.
La jeune militante Julia Hovenier suit, elle pour BankTrack l’activité des banques dans le financement de l’industrie basée sur les énergies fossiles. Elle assume parler en tant que « jeune de 23 ans dans une extrême colère » : « Chaque jour où ArcelorMittal ne s’engage pas pour une sortie de l’énergie fossile, mon futur devient plus précaire ». En janvier, son ONG a félicité ING, première banque à promettre de ne plus financer les projets de hauts fourneaux à charbon. Pourtant, les militants présents à Luxembourg cette semaine ont confronté les dirigeants de la banque néerlandaise (lors de son assemblée générale à Amsterdam le 22 avril) à ses financements à ArcelorMittal. Les militants ont été reçus mardi après-midi boulevard d’Avranches par des représentants de la firme de l’acier après son assemblée générale, notamment James Streater, responsable du développement durable et Brad Davey, executive vice president.
Selon les chiffres collectés par BankTrack, le groupe sidérurgique n’a investi dans le verdissement de sa production que 500 millions d’euros depuis 2021. Cette année-là, ArcelorMittal aurait soutenu qu’il faudrait investir dix milliards de dollars d’ici 2030 pour être en ligne avec les objectifs de l’accord de Paris. Or, onze milliards ont été distribués aux actionnaires depuis cette date sous forme de rachats d’actions et de dividendes, souligne Julia Hovenier. « Put the money where your mouth is », répète-t-elle. La militante explore les comptes et les prévisions de capex (financement en capital pour les immobilisations corporelles servant à la production) pour 2024. Face à 1,5 milliard de dollars d’investissements dans des projets stratégiques (comme des « acquisitions de mines qui mettent notre futur en péril »), 300 petits millions sont alloués à la décarbonisation. Les trois autres milliards de Capex relèvent du business as usual.
ArcelorMittal se préoccupe bien davantage de ses actionnaires que d’un futur avec une industrie neutre en carbone, reproche la militante. Selon le Climate Action Report (il n’a pas été actualisé depuis 2021) disponible sur le site du groupe, avec ces dix milliards promis, il n’est pas question de répondre à l’engagement des accords de Paris, mais de diminuer d’un quart les émissions du groupe d’ici 2030. L’Union européenne fixe comme objectif 55 pour cent par rapport aux émissions de 1990.
ArcelorMittal a répondu aux interrogations des ONG. Le courrier de cinq pages signé par le responsable des relations avec les investisseurs (basé à Londres) est publié sur le site du groupe. Daté du 25 avril, il commence par « Dear Filipa ». Les questions envoyées (par la coordinatrice de Fair Steel Coalition, Filipa Lopes) ne sont pas annexées. Le porte-parole d’ArcelorMittal Luxembourg nous informe que 70 questions ont été posées, mais il ne les a pas à disposition. La réponse du groupe met d’abord en doute la bonne foi des ONG à cause du délai restreint pour répondre et la publication préalable du rapport : « This raises questions about the bona fides of your engagement. » ArcelorMittal dit prendre sa responsabilité sociétale et environnementale « très au sérieux ». S’ensuivent des justifications sélectives. ArcelorMittal n’aurait pas le temps ou les moyens de répondre à toutes les interrogations.
Les exploitations minières bénéficient généralement de la certification de référence, Initiative for Responsible Mining Assurance (IRMA), un audit associant les parties concernées par l’exploitation. Un audit que les ONG internationales jugent bienvenu, mais en tant qu’outil parmi d’autres. Et dans les zones de non-droit, difficile de s’assurer de la bonne application des normes. ArcelorMittal et Ternium « condamnent fermement la violence et les activités criminelles au Mexique », est-il écrit dans la lettre à Filipa. Les firmes rejettent en outre catégoriquement toute responsabilité, directe ou indirecte, « as well as any attempt to link or speculate on their direct or indirect involvement or that of their officials in acts of violence ».
Le projet de directive européenne Corporate Sustainability Due Diligence (CSDD) va changer la donne, assure Jean-Louis Zeien, président de l’Initiative pour un devoir de vigilance. Rencontré lundi en marge de l’événement organisé à Belval, il est convaincu que « les victimes de l’exploitation des multinationales basées au Luxembourg auront accès à la justice luxembourgeoise ». Le Parlement européen a voté le texte (édulcoré préalablement par le Conseil) la semaine passée. « Si tout va bien », la loi responsabilisant les grandes entreprises sur leur chaîne d’approvisionnement en matière de droits de l’Homme et de normes environnementales s’appliquera à partir de 2027 (avec plusieurs paliers d’application).