L’acier et le sport ont marqué ma vie d’enfant. Ayant grandi à Esch-sur-Alzette, la dizaine de hauts fourneaux de Terres Rouges, Belval et Schifflange paraissaient comme un horizon indépassable. Les trois-huit que mon père faisait, comme son père avant lui, au laminoir de Belval rythmaient notre vie familiale. Et comme tous les enfants de la cité, je savais qu’il ne fallait pas traîner quand un bruit assourdissant annonçait le nuage de poussière jaunâtre qui allait recouvrir le quartier. Quand les convertisseurs de Schifflange étaient remplis, il fallait vite rentrer le linge. Échappant l’exiguïté de notre logement social, nous passions la plus grande partie de la journée dehors. Souvent, au lieu de jouer au foot, nous nous lancions dans des défis d’endurance. Car notre voisin de palier était Charel Sowa, l’athlète olympique, dont les exploits aux Jeux de Mexico et de Munich nous inspiraient à imiter le déhanchement typique. Mon enfance était imprégnée par un sentiment de fierté, la fierté des travailleurs de l’acier, et la fierté qu’un des nôtres avait foulé les plus grands stades du monde.
C’est donc en régional de l’étape qu’un demi-siècle plus tard, je me suis retrouvé impliqué dans le tout premier effort mondial de défenseurs des droits humains et environnementaux visant un acteur primordial du secteur sidérurgique : ArcelorMittal. En s’exposant à travers son sponsorship des Jeux Olympiques de Paris, la multinationale luxembourgeoise a offert une tribune à une campagne d’activisme et de plaidoirie sous le slogan « Shiny Claims, Dirty Flames ». Fustigeant les insuffisances, les inadéquations, voire la supercherie des politiques et des pratiques du géant de l’acier, cette campagne a été conçue comme une mise en jambe pour la Fair Steel Coalition. Il s’agit d’un mouvement global d’acteurs de la société civile déterminés à agir pour des changements profonds et rapides de l’industrie sidérurgique. Des changements à même d’inspirer une fierté renouvelée à tous ceux qui travaillent autour de l’acier, cette fois-ci basée sur le sentiment de contribuer à rendre cette industrie plus durable et plus respectueuse des êtres humains et de la planète. Avec la cérémonie d’ouverture des Jeux de Paris, et la mise au musée prochaine de la torche olympique « low carbon », Shiny Claims, Dirty Flames est arrivée à l’heure du bilan. Comment ArcelorMittal a réagi au défi ? Comment se porte-elle ?
Force est de constater qu’ArcelorMittal ne s’est pas montrée au mieux de sa forme durant la saison préolympique. Alors qu’elle pavanait ses torches low carbon à travers la France, les mauvaises décisions, les revers et les déconvenues se sont accumulés. Cela commença dès son assemblée générale d’avril, lorsque la poursuite de la politique de rachat d’actions fut actée. Alors que c’est précisément cette politique de maximisation à court terme de la shareholder value qui empêche l’entreprise de se lancer dans la décarbonation de ses opérations.
Ensuite, il y eut la révélation par le Center for Investigative Reporting de multiples violations par ArcelorMittal du permis environnemental couvrant ses opérations à Zenica (Bosnie-Herzégovine), et le non-respect par l’entreprise des obligations contractées en 2004 lorsqu’elle avait acheté l’aciérie pour un dollar. Si ArcelorMittal conteste ces faits, il n’en reste pas moins que Zenica est classée depuis des décennies parmi les villes les plus polluées au monde. Puis ce fut au tour de la joint-venture ArcelorMittal-Nippon Steel India, détenue majoritairement par ArcelorMittal, d’être épinglée pour ses importations de charbon russe en 2023. À se demander ce que vaut dans les faits l’engagement solennel du groupe de suspendre ses relations contractuelles avec la Russie impérialiste de Poutine. Dans les Pouilles, où ArcelorMittal détenait jusqu’en février 2024 une participation majoritaire dans la plus grande aciérie de l’Europe située à Tarente, ce sont les procureurs italiens qui ont annoncé des enquêtes et procédé à des perquisitions, notamment pour suspicion de fraude au système d’échange de quotas d’émission de l’UE.
En ce qui concerne les objectifs climatiques, le premier semestre 2024 a été celui du backtracking systématique. Alors que des investisseurs inquiets lui demandaient de s’engager sur l’objectif de 1,5 °C, ArcelorMittal déclara qu’« en l’absence d’une politique mondiale appropriée, nous ne sommes pas en mesure de fixer de manière crédible un objectif de groupe basé sur la science à l’heure actuelle. » Dans une réponse écrite au rapport « ArcelorMittal Corporate Climate Assessment 2024 » de l’ONG SteelWatch, l’entreprise a laissé entendre qu’elle n’utiliserait pas d’hydrogène vert avant 2030 en Europe, car elle considère que « rien n’indique que [l’hydrogène vert] sera disponible au prix ou aux quantités dont nous avons besoin pour fournir un acier compétitif à faibles émissions de carbone d’ici 2030 ». Malgré l’annonce de projets de production de fer à faibles émissions en Europe occidentale et au Canada, y compris une pompeuse « première usine sidérurgique mondiale à émissions de carbone nulles » censée être opérationnelle en 2025, ArcelorMittal n’a, à ce jour, toujours pas pris de décision finale d’investissement sur aucun de ces projets.
Pire encore, au lieu d’obtenir et de mettre en œuvre des décisions d’investissement, les PDG d’ArcelorMittal au niveau national ou régional étaient surtout occupés à faire la tournée des médias pour exiger des baisses du prix de l’électricité aux gouvernements. Serait-ce une façon cachée de signaler que l’entreprise n’entend investir que dans les pays qui se révèlent les plus réceptifs au chantage à l’emploi ?
ArcelorMittal est mal lancé dans la course à l’acier propre. Cela devient d’autant plus apparent quand on observe comment ses concurrents directs s’y préparent actuellement. Ainsi, les sidérurgistes européens Thyssenkrupp et SSAB ont obtenu en juin la validation scientifique de la conformité de leurs objectifs climatiques avec la limite des 1,5 °C. Des décisions stratégiques et concrètes sont prises par ailleurs. L’usine à réduction directe que Thyssenkrupp est en train de construire à Duisbourg devrait fonctionner entièrement à l’hydrogène vert à partir de 2029, tandis que H2Green Steel et Salzgitter investissent directement dans des électrolyseurs pour produire de l’hydrogène vert. À Boden, en Suède, H2Green Steel envisage de produire du fer et de l’acier verts dès 2026. S’il ne s’agit pas ici de porter aux nues les concurrents d’ArcelorMittal ; ils ont chacun leurs propres faiblesses à combler. Mais ces quelques exemples montrent que la partie est lancée, et qu’il y a fort à parier qu’à force de retarder son entrée en jeu, ArcelorMittal sera le grand perdant de l’industrie sidérurgique des décennies à venir.
Or, et sont là probablement les seules notes positives de cette saison préolympique, lors d’échanges récents entre ArcelorMittal et la Fair Steel Coalition, Aditya Mittal a confirmé que climat et droits humains sont « d’une grande importance pour moi en tant que PDG d’ArcelorMittal », alors qu’un cadre supérieur a affirmé que « nous acceptons certainement qu’en tant qu’entreprise mondiale, nous avons notre part de responsabilité ».
Seraient-ce là des premiers signaux annonçant une rupture à venir ? L’entreprise s’efforce en effet d’intégrer sa nouvelle politique en matière de droits humains dans son tissu organisationnel et prépare son troisième rapport d’action climatique qu’elle entend publier « en temps voulu ». Il convient de la féliciter de l’accent mis sur les droits humains. Le leadership semble avoir pris conscience de l’écart entre les belles paroles et la réalité du terrain. C’est de bon augure. ArcelorMittal doit maintenant combler ce fossé. Elle doit ainsi mettre en place, immédiatement et à l’échelle mondiale, une politique de tolérance zéro à l’égard de toute forme d’agression et d’intimidation dirigée contre les riverains qui dénoncent les effets négatifs de ses usines et mines.
Sur la question climatique, cela reste plus compliqué. L’entreprise a du mal à reconnaître qu’en tant que deuxième sidérurgiste mondial, elle est un market maker, et non pas un market taker. Elle avance des arguments peu crédibles pour retarder la transition en Europe, tout en développant massivement ses opérations à base de charbon dans les pays du Sud. Le constat est le même en matière de normes anti-pollution : la politique des deux poids, deux mesures continue à prévaloir. Bref, si la production de l’acier était une discipline olympique, il n’y aurait pas photo : ArcelorMittal ne mériterait pas de médaille.