Des analogies existent entre addiction aux opiacés et addiction aux énergies fossiles

Des opioïdes aux hydrocarbures, un continuum

d'Lëtzebuerger Land vom 30.08.2024

Le concept d’addiction décrit bien la relation des êtres humains aux énergies fossiles. Pour parfaire l’analogie, il faut sans doute ajouter à l’équation ce qui les pousse à prélever aussi, à bride abattue, des quantités considérables de matières premières nécessaires à leur fringale consumériste. Peu leur chaut que continuer obstinément à consommer ces produits les condamne à leur perte : ils ne peuvent pas renoncer au « kick » de la prochaine dose. Aucun raisonnement, aucun calcul, aucune exhortation n’a de prise – il faut à tout prix assouvir cette soif inextinguible aux effets destructeurs.

Dans le monde de l’addiction aux opioïdes qui, aux États-Unis, a pris la dimension d’une épidémie à grande échelle, la tentative de réponse qui a le vent en poupe en ce moment est celle des substances psychédéliques. Elles auraient la capacité de provoquer un « reset » inespéré et salutaire chez les personnes dépendantes à l’héroïne, au fentanyl et autres produits hautement addictogènes. Psilocybine, MDMA, LSD, kétamine, ibogaïne, notamment, font l’objet de recherches poussées quant à leur potentiel thérapeutique pour traiter les toxicomanes que les méthodes usuelles (sevrage, psychothérapie, méthadone et autres méthodes allopathiques…) n’ont pas réussi à arracher à leur dépendance. 

Y a-t-il lieu, dès lors, de se pencher sur ces efforts pour découvrir, à la croisée des univers de la perception, de la neurochimie et de la médecine, des méthodes nouvelles susceptibles de casser les cercles vicieux des comportements d’addiction, avec l’espoir de découvrir des approches innovantes pouvant être appliquées aussi, qui sait, au défi de l’addiction collective de l’humanité aux hydrocarbures ?

Concentrée pour l’essentiel sur la côte Pacifique d’Amérique du Nord, mais présente aussi ailleurs aux États-Unis et en Europe, la recherche de cures psychédéliques a pris ces dernières décennies la forme d’une fièvre qui touche des psychiatres, des thérapeutes, des neuroscientifiques, des chercheurs travaillant pour des hôpitaux, des groupes pharmaceutiques et des investisseurs, tous embarqués dans la quête de la substance ou du traitement miracle : celui qui soignera efficacement ces millions de junkies souvent prêts, eux-mêmes ou leur famille, à dépenser jusqu’à leur dernier liard pour se débarrasser une fois pour toute de leur dépendance (qui déborde fréquemment sur l’alcool et la cocaïne). L’interdiction de la plupart des substances psychédéliques (plus communément appelées, à l’époque hippie, hallucinogènes) dans le contexte de l’illusoire « war on drugs » a bloqué toute recherche sur leurs possibles applications thérapeutiques. Après un relâchement graduel ces dernières années, c’est tout un vivier d’expérimentations et d’essais cliniques qui s’est fait jour.

Andy Mitchell, ancien junkie devenu explorateur inlassable de ces nouveaux efforts de recherche, relate dans son livre Ten Trips sa quête qui le mène du Gloucestershire à la Silicon Valley, du Nouveau Mexique à l’Amazonie. Sans a priori, il rencontre des chercheurs académiques, des médecins, des start-uppeurs, des escrocs, des chamanes ou encore des venture capitalists de tout poil. L’image qui se dégage de son récit est celle d’un monde hautement fragmenté, allant d’arnaques pures et simples à des initiatives hautement prometteuses. Certains misent sur des voyages mystiques pour provoquer le « reset » désiré, d’autres parient sur des parcours de réalité virtuelle reproduisant les sensations induites par les substances psychédéliques. Le potentiel thérapeutique de certaines de ces substances et méthodes associées semble établi, même si aucune d’entre elles ne s’est imposée pour l’instant comme panacée. 

En revanche, les recherches de ces dernières années ont indiscutablement permis de mieux définir les processus à l’œuvre dans notre cerveau lorsque l’individu est en situation d’addiction et les états psychiques qu’il s’agit de provoquer pour avoir une chance de casser ses mécanismes. Une partie des expérimentations décrites par Mitchell consistent d’ailleurs à demander aux cobayes de se faire administrer ces substances alors que l’activité de leur cerveau est observée à l’aide d’IRM et d’autres techniques d’imagerie. Nous savons désormais que pour sortir des rails infernaux de la dépendance, il faut redonner au système nerveux une malléabilité comparable à celle de l’enfance, afin de permettre à l’individu de créer de nouvelles connexions neuronales : la quête de la neuroplasticité, sacré Graal de ces recherches. Certes, cette quête n’est pas exempte de risques, puisque cette même plasticité temporaire peut aussi déboucher sur des « bad trips » et autres mésaventures aux conséquences négatives, durables dans le pire des cas. Néanmoins, de nombreux praticiens s’accordent à reconnaître la capacité de certaines de ces molécules de causer une « remise à zéro », à tout le moins lorsqu’elles sont utilisées ou administrées dans des contextes judicieusement définis telles que ces retraites bucoliques ou « settings », comme ces salles de l’hôpital Johns Hopkins aménagées comme des chambres à coucher confortables et sonorisées avec des playlists soigneusement sélectionnées.

On pourrait objecter que les analogies entre addiction aux opiacés et addiction aux énergies fossiles pèchent en ce qu’elles tentent de rapprocher des dépendances qui sont les unes individuelles, l’autre collective. Il n’en reste pas moins que la dépendance aux énergies fossiles repose, elle aussi, sur des mécanismes à l’œuvre dans le for intérieur (par exemple lorsque le sentiment de liberté individuelle s’incarne dans un attachement viscéral à son véhicule mu par un moteur à combustion), tandis que les dépendances aux opiacés revêtent elles aussi un caractère sociétal (aux États-Unis, c’est la population noire qui est le plus touchée par les ravages de l’épidémie des opioïdes et qui souffre le plus d’incarcérations liées à des infractions ou des violences liées à l’usage de drogues).

Le psychiatre Gabor Maté, qui traite les personnes dépendantes, raconte qu’il est lui-même addict à l’achat de disques de musique classique, et que, par rapport à ceux qu’il soigne, « il situe son addiction dans le même continuum que le leur ». « C’est important, poursuit-il, parce que je crois fermement qu’il n’y a qu’un seul processus d’addiction. Les addictions sont séparées les unes des autres seulement par des degrés de sévérité, qui sont évidemment liés à des facteurs socio-économiques et des histoires personnelles ». Toute addiction peut dégénérer en une dynamique qui peut ruiner une vie ; « le fait que certaines addictions soient mal vues et criminalisées dans notre société (par exemple les drogues dures) tandis que d’autres sont plus ou moins tolérées (par exemple l’alcoolisme ou le tabagisme), et d’autres encore encouragées ou récompensées (addiction au travail, quête de pouvoir ou de richesse), voilà une série de normes plutôt arbitraires qui a plus à voir avec notre culture d’aveuglement qu’avec l’addiction en tant que telle », conclut-il.

Une des constatations d’Andy Mitchell a de quoi refroidir les ardeurs de ceux qui comptent sur ces avancées en matière de lutte contre les dépendances pour contribuer à sevrer l’humanité des hydrocarbures. Il avance que, dans une bonne partie des initiatives qu’il explore, les investisseurs et grands groupes pharmaceutiques ne sont jamais bien loin, espérant toucher le gros lot grâce à des molécules ou des cures miracles. Pour les addictions individuelles comme pour les collectives, l’idée que les solutions potentielles attirent ainsi ceux en quête de sources d’enrichissement a de quoi décourager : un peu comme si on espérait, à propos des énergies fossiles, que ce soit les compagnies pétrolières elles-mêmes qui investissent dans des technologies susceptibles de sevrer l’humanité de leurs produits. Nous savons pertinemment que non seulement ce n’est pas le cas, mais qu’elles investissent au contraire des moyens considérables pour nous convaincre que la crise climatique n’en est pas une. Pour s’extraire des boucles addictives qui les assiègent, les humains feraient assurément mieux de ne pas faire confiance aux dealers et aux trafiquants, et de miser davantage sur l’entraide et la solidarité que sur la soif de profit.

Jean Lasar
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