C’est une tâche ingrate, en 2024, d’étudier le climat terrestre et de tenter d’alerter ses contemporains sur ses multiples dérèglements. Lorsque les superlatifs et les métaphores viennent à manquer aux climatologues et aux météorologues pour décrire les signaux de plus en plus alarmants qui émanent de leurs mesures et de leurs modèles, qu’ils voient la portée de leurs messages émoussés parce que perçus comme répétitifs et anxiogènes, il est tentant pour eux de se recroqueviller dans leur coquille et de laisser à d’autres le rôle des Cassandre de service. Car, lorsqu’ils résument leurs constatations et tentent, pour la nième fois, d’enfin provoquer le sursaut collectif, le changement de cap radical que celles-ci exigent, les médias en font poliment état pour aussitôt se tourner vers d’autres sujets supposément plus urgents.
L’ultime rapport de l’Organisation météorologique mondiale (OMM), bilan des extrêmes les plus inquiétants enregistrés sur notre planète en 2023, n’a pas échappé à la règle. Publié le 19 mars, il a été mentionné en bonne position ici ou là, mais a partout été englouti rapidement par les flux chaotiques de l’actualité. Il pose pourtant en des termes d’une gravité et d’une clarté inédites la question suivante : le déraillement du climat terrestre, la perspective agitée par les scientifiques et censée intervenir d’ici quelques décennies si nous ne réduisons pas rapidement les émissions de gaz à effet de serre, a-t-il commencé sous nos yeux ?
Premier indice de « l’alerte rouge » à laquelle nous sommes confrontés, selon Celeste Saul, secrétaire générale de l’OMM, (et preuve, s’il en fallait, que l’humanité est loin de s’être mise en ordre de bataille pour en finir avec les énergies fossiles) : les concentrations dans l’atmosphère des gaz à effet de serre, dioxyde de carbone mais aussi méthane et protoxyde d’azote, déjà à leur plus haut en 2022, ont continué d’augmenter l’an dernier. Peu importe donc que l’un ou l’autre pays gros émetteur se gargarise d’avoir réduit ses émissions l’an dernier : tant que ces concentrations sont en hausse, nous entretenons le réchauffement et rendons plus ardus les efforts requis pour en venir à bout.
Avec 1,45 degré de plus, 2023 a été « de loin » l’année la plus chaude enregistrée depuis que les humains ont commencé à relever les températures de manière systématique il y a 174 ans. Les précédents records, ceux de 2016 (1,29 degré) et de 2020 (1,27 degré) ont été « pulvérisés », note l’OMM.
L’année dernière a certes été marquée par l’émergence d’un épisode El Niño qui a contribué à la montée rapide des températures. Il n’en reste pas moins que plusieurs autres indicateurs confortent l’idée que la mécanique climatique s’emballe. C’est le cas notamment des températures moyennes de surface de la mer, qui ont « atteint un niveau sans précédent à partir du mois d’avril, les records pour les mois de juillet, août et septembre ayant été battus avec une marge particulièrement large ». Les mers de part et d’autre de l’Équateur deviennent des baignoires : « À la fin de 2023, la majeure partie de l’océan située entre le vingtième parallèle Sud et le vingtième parallèle Nord était en situation de canicule depuis le début du mois de novembre ». Un réchauffement inhabituel constaté dans le nord-est de l’Atlantique, atypique par rapport au réchauffement associé à El Niño, inquiète particulièrement les climatologues.
Idem pour la hausse du niveau des océans, dont le taux a doublé au cours de la dernière décennie si on le compare à celui de la première décennie d’observation satellitaire, entre 1994 et 2003. Les nouvelles de la cryosphère ne sont pas meilleures, tant pour ce qui est de l’Antarctique, où l’étendue des glaces de mer était inférieure d’un million de kilomètres carrés à celle de l’année record précédente, que de l’Arctique, avec une banquise à des niveaux maximum et minimum aux cinquième et sixième rangs des plus bas niveaux jamais enregistrés.
2023 n’a pas été en reste pour ce qui est des impacts. L’OMM dresse une liste des phénomènes extrêmes qui ont marqué l’année, inondations, cyclones, canicules, sécheresses, incendies, qui ont certes été couvertes par les médias, mais qui, récapitulés de la sorte, nous rappellent qu’ils sont rapidement oubliés, alors que les populations profondément et pour la plupart durablement affectées se comptent par dizaines de millions.
Ce rapport 2023 « vient donner un sens nouveau et alarmant à l’expression ‘hors normes’ », relève l’OMM. Alors que les données sur l’ampleur des records météorologiques fracassés commençaient à circuler, vers la fin de l’année, le Premier ministre d’un petit pays au centre de l’Europe connu pour ses ventes d’essence et de diesel, elles aussi hors-normes, trouvait bon lors de ses vœux pour 2024 de prôner, souriant et rassurant, la décontraction face à la crise climatique. Les politiques conservateurs, défenseurs impavides du statu quo carboné, ignorent avec constance et désinvolture la gravité de ce qui nous pend au nez.