En résidence (3)

Une aventure plurielle et collective

d'Lëtzebuerger Land vom 23.08.2024

Les résidences artistiques ont le vent en poupe. Elles fleurissent et à l’heure des quartiers d’été nous avions envie de rencontrer des résidents pour recueillir leurs impressions. Troisième halte, à la Kulturfabrik où nous rencontrons Pierre Soletti, invité par la Maison des auteurs et autrices dramatiques (MAAD) du collectif transfrontalier Le Gueuloir.

Pierre Soletti est poète, dramaturge, cinéaste, musicien avec son groupe Facteur Zèbre « je dis les textes, je joue de la batterie et fais pas mal de bruit », performeur avec son frère Patrice, guitariste, « grand virtuose », avec lequel il a par ailleurs réalisé son premier film. Pierre est aussi dessinateur et plasticien, il aime le pochoir, mêle dessins et textes, fait des installations. « Je touche à tout parce que tout me touche » dit celui qui se sent pourtant surtout poète, « il y a une notion de liberté qui est immense en poésie ».

Quand on retrouve Pierre Soletti dans la salle Trach qui lui sert d’atelier, l’auteur vient d’y passer une semaine, celle en cours se finira par une sortie de résidence. Il présentera Fragile, texte autobiographique sur sa petite enfance : « Je suis fragile de naissance, c’est en tout cas ce qui était écrit sur l’emballage à la livraison ». Pierre Soletti nous lit les premières lignes de ce texte sur lequel dès le lendemain il planchera avec deux artistes qu’il découvrira, le guitariste lorrain Denis Jarosinski, membre du Gueuloir, et le comédien Maxime Galichet.

En attendant cette restitution, Pierre Soletti, voix douce et discrète aux chaleureux accents du Sud, nous accueille dans son atelier. D’emblée, il nous montre sa table d’écriture, avec tout son « barda », comme il dit. Crayons, pinceaux, tampons, couleurs, ciseaux… l’invitent à dessiner, peindre, coller dans un carnet qui tient du journal de bord et du cahier poétique. « En écrivant Fragile je me suis rappelé qu’à l’école j’étais un cancre, c’était une souffrance, mais comme je suis d’un tempérament joyeux, cela reste joyeux ».

On évoque l’origine de sa résidence, sa rencontre l’an dernier avec Serge Basso de March - Président du Gueuloir - qui l’avait invité pour une lecture dans le cadre du Festival Les Nuits de Longwy. Mais c’est son premier passage dans les Terres Rouges, lui qui a fait de la ville rose son camp de base, « en fait, je voyage beaucoup et j’essaye d’habiter à Toulouse » rectifie-t-il.

Pour l’heure, résidant à Esch-sur-Alzette, il rejoint tôt chaque matin son atelier et y reste tard le soir après s’être un peu baladé. L’objectif était de finaliser le texte avant l’arrivée du comédien. Pari tenu ! Il s’enthousiasme de travailler à la Kulturfabrik, calme en ce moment mais « je peux y faire du bruit » dit-il en souriant, ajoutant avoir rencontré une équipe formidable.

L’auteur est un habitué des résidences, plutôt longues comme au Centre de créations pour l’enfance à Tinqueux (près de Reims) où après deux séjours de neuf mois il est resté auteur associé pendant dix ans. Avec la metteuse en scène franco-slovène Mateja Bizjak Petit, alors directrice de cette Maison de la Poésie, il a monté une douzaine de spectacles et cofondé la Fête de la Poésie Jeunesse. « C’est important d’éveiller l’enfant à la poésie car elle n’est pas au cœur des préoccupations », dit celui qui non seulement écrit pour les jeunes mais a organisé rencontres et ateliers avec eux.

Pierre Soletti apprécie sa résidence d’écriture de deux semaines à la Kulturfabrik, « un lieu alternatif, un format bref mais qui permet d’être coupé du reste ». C’est pour lui l’occasion de mettre en forme une pièce qui pourra ensuite être jouée dit-il tout en rappelant « ma base est toujours l’écriture et la littérature est prépondérante même dans ma musique, c’est plus fort que moi ».

Sa résidence eschoise est aussi devenue un tremplin pour son long métrage documentaire Je travaille pas & j’en ai fait mon métier qu’il a prévu de boucler en septembre pendant la Fête de l’Humanité (il est parrain des Amis de l’Humanité). Ce film est « un réquisitoire contre le travail tel qu’on nous le propose, avec tout ce qu’il peut avoir de nocif et de souffrance et en même temps c’est un hymne à la poésie ». L’idée est venue d’une expo autour de son livre Je travaille pas. Au départ ce devait être un court-métrage mais le film s’est enrichi au fil des aventures, comme ici à la Kulturfabrik. « C’est un vrai manifeste mais qui va être joyeux », avec le groupe choral Les Grandes Bouches, avec Facteur Zèbre, avec des performances, des témoignages notamment d’amis toulousains comme le poète Serge Pey ou le chanteur Magyd Cherfi, avec ceux d’ici Serge Basso, Nathalie Ronvaux ou encore Isac, responsable du bistrot Ratelach.

La discussion revient sur Fragile dont l’action se passe à Tarusco (on reconnaitra Tarascon), ville natale de Pierre. L’auteur déroule devant nous quelques belles pages de son carnet, écrites à la main, dessinées, peintes, traversées de lettres, de mots collés, de paysages. Les anecdotes s’y enchaînent. « Il n’y a pas vraiment d’histoire, c’est de la poésie, presque du slam ». « Je suis né à Tarusco, il y a cinquante ans », lit Pierre tout en pointant un croquis de la rue avec la maison de sa grand-mère où il a habité : « Cette ville dont je connaissais les moindres recoins enfant, m’apparait étrangère aujourd’hui. Je crois qu’elle l’a toujours été... comme hiver. Je ne suis pas d’ici, je ne suis pas d’ailleurs, je suis de partout et de nulle part, hiver comme été ».

Les souvenirs de l’enfant s’animent, ses interrogations, ses découvertes insolites, ses quatre cents coups aussi. Défilent la ville, les rues, un clochard céleste « j’imaginais que c’était Icare », le château fort, l’école, la maîtresse, les auteurs étudiés Frédéric Mistral ou Alphonse Daudet, la photocopieuse utilisée avec un ami « on pastichait le journal de l’école », et surtout à quatre ans la machine à écrire ! « C’était la machine de mon grand-père, je trouvais les mots qui en sortaient magiques, je réécrivais dessus ou dessinais comme dans ce carnet. Je n’ai jamais arrêté de taper sur cette machine à écrire, aujourd’hui j’en ai plusieurs chez moi ».

Vendredi 9 août, direction le bistrot Ratelach pour la restitution publique de Pierre Soletti afin de découvrir la mise en scène collective de Fragile, ficelée en trois jours. Le résultat est bluffant ! Le public découvre un texte pluriel qui tient à la fois du théâtre d’objets, avec images du carnet projetées sur le mur au fond de la petite scène, du monodrame, du récit soutenu par la guitare, avec les voix et le jeu de Maxime Galichet et de Denis Jarosinski qui se mêlent pour donner corps à ces tranches de vie, au regard de l’enfant sur le monde, au narrateur qui dit « j’écris pour ne pas me perdre, j’écris pour me perdre ». Beau moment de partage que cette lecture croisée qui fait jaillir une écriture pleine d’humour, de poésie et d’humanité ! Gageons que le spectacle poursuivra son bonhomme de chemin car Pierre Soletti le dit « l’art est la chose la plus importante au monde, il apporte non seulement à celui qui crée mais à celui qui reçoit ».

Karine Sitarz
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