Richard Wagner a qualifié son Lohengrin d’opéra romantique. Il y avait de quoi, au beau milieu du 19e siècle, avec le retour au moyen-âge, les guerres contre les Magyars, le recours au merveilleux, avec ce chevalier au cygne venant de nulle part, ou
gottgesandt, le pathos héroïque s’élevant de la fosse et repris par les chœurs. On n’en est plus là. Trop de guerres se sont succédées, et Kirill Serebrennikov qui signe la mise en scène s’en est souvenu. C’était encore avant l’Ukraine, mais l’opéra ne commence-t-il pas avec la recherche d’un chef d’armée, ne finit-il pas avec l’intronisation d’un nouveau Führer (terme banni aujourd’hui et remplacé par Schützer) von Brabant.
Après son Parsifal viennois, voici donc tout logiquement le Lohengrin parisien de Serebrennikov. Un manifeste contre la guerre, la dénonciation d’une idée romantique du conflit. Antithétique en cela à Wagner, au siècle où il a vécu, où l’on allait vers la création conflictuelle des nations. Cependant, et Serebrennikov est bien placé pour nous le dire, ce qu’il montre, des éclopés, des estropiés, il y en a toujours. Des traumatisés, et c’est comme telle qu’il voit et nous présente Elsa. Traum, ajoutez-y une lettre et vous aurez Trauma, nous signale son dramaturge Daniil Orlov dans le programme, ce qui donne de l’épaisseur au personnage, lui enlève le côté angélique, naïvement innocent. Ortrud et Telramund échappent de même à une répartition manichéenne, on a toujours trouvé que du côté musical, ils étaient mieux servis.
Le prélude, Baudelaire lui a donné son équivalent littéraire, évoquant des impressions heureuses connues par le rêve, une solitude avec un immense horizon. Serebrennikov, lui, y a mis des images (vidéo d’Alan Mandelshtam), avec un jeune homme parcourant un paysage boisé ; il va déposer son uniforme, nu, de grandes ailes de cygne tatouées sur son dos, il va plonger dans un lac. Une main l’a effleuré, avec la douceur du pianissimo des cordes seules dans leur tessiture aiguë. Rare moment où ce qu’on voit et ce qu’on entend se rejoignent, on sait déjà que la plupart du temps ça s’opposera. Ce qui n’enlève rien au contraire, au déploiement musical, pris en main de manière magistrale par Alexander Soddy. Et la beauté sonore de l’orchestre de se trouver accentuée par la force, l’intensité des chœurs (cheffe Ching-Lien Wu).
Les décors montrent Elsa recluse dans une pièce étroite, la cellule va s’élargir en clinique psychiatrique et en hôpital militaire, avec des soldats de nouveau prêts à partir au combat, des blessés alités, et enfin (Serebrennikov aime la tripartition, ainsi Elsa a deux sosies, des danseuses) des morts emmenés à la morgue. Pour le final de l’acte 2, pas de cortège solennel bien sûr, et à l’acte 3, la chambre nuptiale est remplacée par un ample bunker. Et le trop célèbre chœur, Treulich geführt, voit les soldats bien mal lotis et leurs fiancées avancer devant un mur décoré de deux cygnes pour être pris en photo (avant de devoir se quitter, de la même façon que les jeunes femmes laissent leur bouquet qui passe entre les mains des suivantes).
Pour aller au bout de l’omniprésence de la guerre, de la mort (on reconnaîtra un fort thème romantique), au dénouement, au départ de Lohengrin, celui-ci ouvrira un sac mortuaire d’où sortira un jeune homme au corps parsemé de blessures. On ne reprochera pas à Serebrennikov cette vision sombre, carrément désespérante, de Lohengrin, il n’y a qu’à regarder autour de soi. On dira qu’il le fait avec beaucoup de lucidité (sur le pouvoir), avec une chance ou un espoir de catharsis.
Et puis, à côté de l’éblouissement de l’orchestre et des chœurs de l’Opéra national de Paris,il est la performance des chanteurs. Ils profitent tous en plus de la condition psychologique plus riche des personnages. Piotr Beczala a toujours les accents clairs qui conviennent quand même au héros éponyme, tout en finesse jusque dans l’ultime récit. Johanni van Oostrum gagne en incarnant une Elsa en lutte avec ses propres démons, tout en gardant le côté juvénile. Quant à Ortrud (Ekaterina Gubanova) et à Telramund (Wolfgang Koch), loin de la monstruosité habituelle, de la vilénie, les deus dans leur emploi psychiatrique arrivent même à toucher par une note mélancolique (Telramund lui-même porte une prothèse de jambe). Au moins cela, Serebrennikov l’a gardé de l’opéra de Wagner, on ne s’en sorte pas indemne. Et rappelons que Gottfried, le nouveau Führer ne vient que pour mener les hommes à de nouveaux carnages.