Une Citroën type H, utilitaire en tôle ondulée, file dans le paysage, sillonne champs et forêts. Au volant, une jeune femme séduisante, téméraire. À ses côtés un clown. Et la compagnie se complète d’une drag queen, baptisée Le Gateau Chocolat, et d’Oskar, avec son tambour. Gageons que dans la mythologie de la fourgonnette, Louis la Brocante et la campagne lyonnaise se trouvent désormais relégués au second rang. Un monde de Vénus pour une fois non réduite à la sensualité, wo in den Armen / glühender Liebe / selig Erwarmen / still eure Triebe ! Une communauté de marginalisés, prête à tous les dépassements : Frei im Wollen / frei im Thun / frei im Geniessen, la devise est de Wagner lui-même, du Wagner féru de révolution, de 1849.
Si Tannhäuser, c’est lui le clown, lâche la partie, ce n’est plus qu’il est rassasié, est-ce le souvenir d’Elisabeth, nièce du Landgraf, la vénération de la Vierge ? Notre chauffeuse (dans tous les sens du terme) a foncé sur un gardien qui voulait l’arrêter, Tannhäuser jette son balluchon, le voilà bien vite repris par ses compagnons de jadis, juste à temps pour le concours de chant dont on sait qu’il va mal se terminer. Tannhäuser aura la vie sauve grâce à Elisabeth, désespérée, au point que Tobias Kratzer lui fait faire une tentative de suicide, ses bras en témoigneront.
On connaît de même l’échec du pardon demandé à Rome par Tannhäuser, et Elisabeth ne le retrouvera pas. Pour une seule expérience charnelle, elle se donne à Wolfram, costumé à son tour, lui qui était toujours partagé entre l’amitié et son propre penchant. Elle se donnera la mort après, et si la vieille Citroën n’est plus qu’une carcasse désossée, Tobias Kratzer nous en montre une dernière fois les sièges avant, Tannhäuser et Elisabeth à ses côtés : l’amour wagnérien, possible seulement au-delà de la mort. Für Tannhäuser war das im Moment die eigentliche Erlösung, oder zumindest ein tröstlicher Gedanke, mit dem er irgendwie beruhigt sterben kann. Dans des rôles inversés, comme dans l’image sublime de la pietà, Oskar tenant sur ses genoux le corps d’Elisabeth.
1 Il y a donc cet usage de la vidéo (de Manuel Braun) avec l’utilitaire sur les routes de Thuringe. On ne peut en imaginer un meilleur escient. Avec telles drôleries au début, qui font sourire, voire rire, un public réagissant à l’unisson ; avec le moment dramatique où il y a mort d’homme, avec ce renversement plein d’émotion sur les routes à la fin.
Un usage de la vidéo qui sert de la façon la plus efficace plus loin ce qui donne tout son piment à la conception de Tobias Kratzer. Un coup de génie. Nous faire assister au concours de chant au deuxième acte transposé dans le Festspielhaus même. Mêler de la sorte le récit initial et sa réalisation scénique d’aujourd’hui. Ce n’est plus seulement la Wartburg prise dans ses contraintes, dans les conventions. Dès le premier acte, on avait d’ailleurs vu passer les pèlerins wagnériens sur la colline verte, am hohen Fest… gesegnet, wer im Glauben treu !
Il est beaucoup d’enjouement, on a déjà noté les réactions du public, dans cette mise en scène qui n’en pèse pas moins son pesant politique. Lors du concours de chant, la vidéo montre les coulisses, comment les marginalisés se sont introduits dans le Festspielhaus, Vénus au milieu des protagonistes, comment ses comparses sont sur le point de réussir leur putsch. S’il n’y avait la maîtresse de maison qui alerte la police, des voitures montent l’allée, des agents surgissent pour éviter le pire et soutenir le Landgraf dépassé.
2 Si Katharina Wagner joue le jeu en se montrant de la sorte, inquiète d’une mise en question radicale, c’est elle qui innove en ces années post-covid sur plus d’un terrain. Avec la réalité augmentée, les versions pour enfants, les interrogations du passé de l’institution. Surtout, elle a fait venir pour le Vaisseau fantôme Oksana Lyniv, première femme à la direction de l’orchestre de Bayreuth. Et cet été, pour la dernière programmation de Tannhäuser, elle a récidivé avec Nathalie Stutzmann, partenaire idéale, du même esprit que Tobias Kratzer.
Cette cheffe vient elle-même du chant, un alto de belle plénitude, et tout logiquement, sa conduite de l’orchestre privilégie tout au long les chanteurs. Ils sont trois, à égalité heureuse, l’orchestre, les chœurs, les chanteurs. Et tous dégagent une même chaleur, une même lumière. C’est du moderato cantabile, pour employer l’expression durassienne. Avec tels accents particuliers, la pétulance d’Ekaterina Gubanova (Vénus), le tiraillement de Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et l’ambiguïté de Wolf-
ram (Markus Eiche), l’inclination douloureuse d’Elisabeth (Elisabeth Teige), et à côté de tous les autres chanteurs, mention spéciale à Manni Laudenbach (Oskar) et Le Gateau Chocolat.
De cette production, retenons le jugement final de Tobias Kratzer: « Es hat bei allem Konzeptionellen halt immer auch mit einer kindlichen Spielfreude zu tun. » Et pareille alacrité s’est avérée hautement communicative, pour le plus grand bonheur de tout le monde.